Depuis le début de l’année, Roxane suivait assidûment tous ses cours et surtout ceux d’histoire de l’art. Dès le premier cours, le professeur lui avait tapé dans l’oeil. Non pas physiquement ou quoi que ce soit, mais elle ne savait, elle le trouvait intéressant. Elle restait dans son coin, l’observant et se demandant comment se rapprocher de lui. Ce n'était pas la première fois qu'elle ressentait quelque chose comme ça pour quelqu'un, mais c'était la première fois que ça durait aussi longtemps. En temps normal, son intérêt disparaissait au bout de quelques jours. Là, il se renforçait au cours des semaines. Ce début d’année n’avait pas changé sa place dans la promo : elle restait tranquillement dans son coin, lisant et gribouillant aux pauses.

Ce jour-là, alors qu’elle rangeait ses affaires et qu’elle ne faisait pas attention à ce qu’il se passait autour d’elle, elle releva vivement la tête en l’entendant s’adresser à elle. Alors ça, elle ne s’y attendait pas. Elle sourit timidement.

« J’ai fini, on a une pause là. »

Elle se mordilla légèrement la lèvre, en le regardant avec l’air inquiet.

« Il y a un problème ? »

Elle se doutait qu’il n’y en avait pas. Elle n’avait pas rendu un seul devoir en retard. Elle ne parlait pas, elle écoutait ce qu’il disait, couvrant des pages et des pages de son écriture serrée. Elle n'aimait pas se faire remarquer, c'est pour ça qu'elle restait dans son coin. Et puis, comme ça, ça évitait que les autres viennent lui parler. Elle était bien mieux sans elle, elle n'avait pas besoin qu'on vienne la déranger. Elle détourna le regard, fixant plutôt son sac, comme si elle était trop intimidée pour oser le regarder en face.

Elle hocha la tête et finit de fourrer son fatras avant de le suivre jusqu’à son bureau. Jusqu’à présent, il n’avait jamais semblé faire attention à elle. Avait-il remarqué son comportement étrange ? Peut-être… Bah, elle ferait jouer la carte de l’artiste qui vivait dans un autre monde. Ce qui était en soi pas très éloigné de la vérité tout de même. Elle s’assit sur la chaise qu’il lui proposa et posa son sac au sol. La suite la surprit un peu. Elle ne s’attendait pas à ce qu’un tel homme puisse s’inquiéter de voir une étudiante isolée dans sa classe. Non pas qu’il soit méchant ou quoi que ce soit, juste, il ne donnait pas l’impression que ce soit quelque chose dont il se souciait.

« J’ai… juste pas envie de me faire remarquer. J’ai déjà du mal avec les autres, alors je me dis que si je réponds à toutes vos questions, ça va être encore pire. »

Elle tripotait son t-shirt, semblant chercher ses mots. Elle disait la vérité, mais elle ne disait pas que cette situation l’arrangeait. C’était plus facile de se faire passer pour une victime. Elle haussa les épaules, l’air résigné.

« Vous savez, c’est comme ça depuis que je suis gamine, alors je cherche plus, je me contente de rester dans mon coin. Au moins, je suis tranquille et personne vient me chercher des noises. »

Elle murmura plus doucement, fuyant son regard :

« Je veux pas que ça recommence… »

Elle sourit faiblement.

« Je ferai un effort. »

Parce que de façon totalement objective, c’était un bon prof et il méritait d’avoir des élèves intéressés et intéressants en face de lui. Elle pouvait très bien comprendre à quel point ça devait être frustrant d’avoir l’impression de parler dans le vide. Sa petite phrase sembla faire son effet et réveiller l’intérêt de son professeur. Elle baissa légèrement la tête. Roxane était une manipulatrice, mais pour ça, elle n’inventait pas. Elle avait tout de même un peu de respect envers ceux qui avaient subis du harcèlement scolaire. Et notamment, parce qu’elle savait ce que c’était pour l’avoir vécu.

« Je… je veux dire que… »

Elle se tortilla un peu sur sa chaise, réellement mal à l’aise. C’était quelque chose dont elle n’avait jamais parlé, n’ayant pas trouvé d’oreille attentive auparavant. Ses parents ? Ils étaient bien trop occupés avec leur restaurant, surtout après le passage de l’ouragan. Le personnel scolaire ? Personne ne s’en était vraiment rendu compte. En même temps, elle était tellement discrète.

« Depuis que je suis gamine, j’ai des problèmes avec les autres. Je sais pas, j’ai jamais réussi à vraiment m’intégrer… et ils m’ont pas aidé. Ca s’est calmé avec les années, parce que j’ai su me fondre dans la masse et réussir à disparaître, mais ça arrive encore souvent les moqueries, les remarques déplacées… »

Elle releva les yeux vers elle et haussa les épaules, résignée.

« Que voulez-vous, dès qu’on est un peu différent, on s’en prend plein la tête. On s’y fait au bout d’un moment… et la vie continue. »

Ca, c’est ce dont elle essayait de se persuader. En vrai, elle les détestait, elle les haïssait pour lui avoir pourri la vie alors qu’elle ne demandait rien, si ce n’est de rester dans son coin.

Il était plus vieux qu’elle, il était un homme, il n’était pas taillé comme une crevette et il faisait trois têtes de plus qu’elle… Et puis, il n’était pas quelqu’un à l’air aimable de base. Elle était sûre que quand il voulait, il pouvait paraître effrayant ou inquiétant. Alors qu’elle… Pas besoin d’une grande explication pour montrer à quel point elle était inoffensive

« D’accord, je le ferai. Merci. »

Elle frissonna légèrement lorsqu’il posa sa main sur son épaule et elle baissa les yeux, fixant ses pieds. Elle n’était pas sûre que parler de ces choses-là servent à grand-chose. Ca n’allait pas empêcher les autres de s’en prendre à elle.

« Mais comment vous faîtes ? Je veux dire, quand c’est juste des paroles, c’est simple de les ignorer et de juste passer, mais… quand c’est plus physique. Enfin, j’ai pas la même carrure que vous en même temps. »

Parfois, elle se disait que ce serait tellement plus simple en faisant vingt centimètres de plus et en ayant des muscles dignes d’un ours. Mais ce n’était pas le cas, alors elle se contentait de faire demi-tour quand elle en voyait certains qui voulaient visiblement lui chercher des noises. Elle s’était dit en arrivant à l’université qu’elle allait enfin pouvoir avoir la paix. Mais les cons, qu’ils soient adolescents ou jeunes adultes, restent des cons. Ca l’enrageait et ça n’améliorait certainement pas son caractère déjà instable. Et pourtant, elle n’avait rien demandé. Elle voulait juste continuer à faire ses dessins dans son coin, obtenir son diplôme et mener sa petite vie tranquille. Et assouvir ses obsessions et son égoïsme. Aussi.

Elle n’avait jamais vraiment pensé à apprendre à se défendre. Le sport, ce n’était pas vraiment son truc. Elle se contentait d’aller courir quand elle avant besoin de se changer les idées. Et puis, elle avait beau avoir énormément de défauts, elle n’était pas du tout agressive ou violente, beaucoup plus passive. Et puis, elle n’avait jamais eu l’occasion non plus.

« Merci pour la proposition… »

Elle n’avait même pas besoin de réfléchir avant d’accepter. D’un, ça lui permettrait peut-être d’être un peu plus tranquille et de deux, elle aurait ainsi une bonne excuse pour passer du temps avec lui et apprendre à le connaître en dehors des cours. Et elle n’allait clairement pas cracher dessus.

« Alors ce serait avec plaisir, sincèrement. J’ai vraiment envie de juste… pouvoir ne pas me soucier de tout ça, d’arrêter de regarder par-dessus mon épaule si y’a pas un crétin qui a décidé de me faire des misères… Vous allez avoir du boulot par contre, parce que je suis pas très sportive, même pas du tout. »

Elle releva la tête, le regardant droit dans les yeux. Un fin sourire vint étirer ses lèvres. Finalement, elle avait redouté ce tête à tête pour rien. Alexander était vraiment plus attentionné qu’elle ne l’aurait imaginé…

« Et vous en faîtes pas, j’irai pas chercher les ennuis ! C’est vraiment pas mon genre. »

Elle serait curieuse de savoir ce qu’il lui était vraiment arrivé. Elle avait entendu qu’il avait de la prison et vu son look, elle se doutait qu’il n’était pas un « gars bien », comme dirait sa mère. Mais un peu plus d’informations à ce sujet ne ferait pas de mal. Histoire d’en savoir plus sur cet homme qui était en train de l’intéresser de plus en plus.

C’est vrai, vu les crétins qu’il devait parfois avoir en cours, il devait connaître la patience et savoir faire preuve de calme. Elle répondit à son sourire, se détendant largement. Elle sentait qu’elle pouvait avoir confiance en lui. Nombre de ses professeurs, voire tous, n’en auraient rien eu à faire de ses problèmes. Et ils n’auraient surtout rien su faire, ils n’auraient proposé, la laissant s’enliser dans son mal-être et dans son retrait. De base, Roxane vivait déjà dans un monde en léger décalage avec les autres, mais toutes ces années de brimades n’avaient fait que renforcer cette tendance.

« Oui, vous pouvez me faire confiance. »

De toute façon, elle avait déjà assez de soucis comme ça, elle n’allait pas s’amuser à aller en chercher d’autres ! Elle était bizarre, pas masochiste.

« Merci beaucoup pour cette proposition. Vous avez même pas idée à quel point ça fait du bien de sentir que… quelqu’un n’est pas indifférent. Et puis c’est dingue, ça fait que deux mois que vous m’avez en cours et vous avez vu ça… »

Sa voix trembla légèrement et ce n’était pas fait exprès. Elle détourna les yeux en se mordillant la lèvre. Elle ne se savait pas aussi sensible mais en même temps, c’était la première fois qu’elle parlait de ça. Elle finit par attraper son sac et se lever un peu précipitamment.

« Va… va falloir que j’y aille. Vous avez mon numéro de téléphone sur la fiche de renseignements de la fac, alors appelez-moi quand vous avez le temps de m’entraîner. »

Roxane sourit encore plus grandement devant les tentatives d’humour de son professeur. Mais elle ne pouvait qu’être d’accord avec lui. Un professeur qui ne se soucie pas de ses élèves n’est qu’un égoïste qui veut se poser en donneur de leçons. La suite l’embarrassa un peu. Elle n’aimait pas se sentir dépendante de quelqu’un, sous sa protection, mais c’était ce qu’il était en train de se passer. Et bizarrement, elle se disait que cette fois, elle n’allait pas avoir trop de problème avec ça. Elle murmura une énième fois :

« Merci. »

Il n’avait rien à gagner là-dedans, alors forcément, ça la touchait. Elle était elle-même quelqu’un de plutôt égoïste, alors elle avait un peu du mal à comprendre les gens qui agissaient de façon complètement désintéressée. Elle hocha la tête.

« Je vous le promets. Bonne journée monsieur Telford. »

Elle lui adressa un grand sourire avant de quitter son bureau. Alors ça… Elle n’aurait jamais imaginé finir par faire du karaté avec un de ses professeurs. C’était dingue comme les choses pouvaient arriver alors qu’on ne s’y attendait pas du tout. Mais elle n’allait pas s’en plaindre, loin de là. C’était vraiment une opportunité en or pour se rapprocher de lui. Ca promettait d’être très intéressant tout ça…