Le froid de la fin janvier 2019 mordait la peau diaphane de la rouquine. Sa silhouette élancée arpentait les rues de la Nouvelle Orléans avec une idée précise en tête: boire un chocolat chaud. Si dans ses veines coulait un sang en théorie aguerri aux hivers douloureux, Romy n'en restait pas moins une fille du sud, en ce sens qu'elle n'avait jamais été soumise à un autre climat que celui de sa Louisiane natale -sauf peut-être lorsqu'elle se rendait en Irlande, en vacances, étant enfant. De fait, les quelque 10°C qui enlaçaient ce jour-là les ruelles animées suffisaient à la faire se blottir dans son manteau de laine à la recherche d'un endroit chaud.

Assez rapidement, elle atteignit une enseigne qu'elle fréquentait de manière relativement régulière. Elle en poussa donc la porte avec conviction, et pénétra dans l'antre chaleureuse. Alors enveloppée d'une chaleur rassurante, elle fit deux pas en avant en faisant mine d’ôter son manteau, mais se stoppa net à mi-chemin. Elle apercevait, là, au fond du café, la jeune Karelle Wheeler, un livre à la main. Les lèvres de Romy se crispèrent en une fine forme ovale, ses yeux lui semblèrent légèrement s’écarquiller. Elle n'avait pas eu l'occasion de lui parler depuis l'incident.

En réalité, les seules personnes avec qui elle en avait discuté étaient sa famille et Noah. Les premiers n'étaient pas réputés pour leur tolérance. Si Romy essayait de faire preuve d'ouverture d'esprit d'une manière générale, ses géniteurs n'en étaient pas moins bornés et à cheval sur des principes parfois inadaptés à la société actuelle. Ils pouvaient d'ailleurs embarrasser la jeune femme, lorsqu'au détour d'un reportage télévisé, ils s'appliquaient à démontrer leur conservatisme sur le sujet -et ce, quel que soit ledit sujet. Elle avait ainsi régulièrement l'occasion d'entendre leur point de vue non-sollicité sur l'abomination que constituaient l'avortement, le déclin de l'enseignement du catholicisme, ou même encore l'abandon progressif -et progressiste- de la notion de virilité. Si la foi de Romy était indubitable, elle croyait en revanche que son rôle à elle n'était pas de juger. Certes, elle n'aurait jamais avorté et avait été ravie de se rendre au catéchisme, étant enfant, mais elle n'estimait pas pour autant que son mode de vie devait être imposé à la totalité de la société.
Ainsi, il tombait sous le sens que les parents McFarlane n'avait pas vu d'un bon œil la sex tape improvisée mettant en scène celle qu'ils pensaient être Karelle Wheeler. Pire encore, ils s'étaient adonné à des critiques vis-à-vis de la totalité de la famille qui avaient contrarié Romy. Certes, elle ne s'était pas attendue à ce qu'ils prennent la défense de la blondinette. Elle avait cependant naïvement pensé qu'ils sauraient faire la part des choses et auraient eu la décence d'ignorer l'éléphant dans la pièce en enterrant cette histoire sous un tapis déjà volumineux.

Dans un premier temps, Romy, bien que choquée du comportement d'une jeune femme qu'elle voulait prude -comme elle-, s'était raisonnée et convaincue que Karelle n'avait peut-être pas perdu sa foi, malgré sa passion pour son futur époux. Peut-être grillait-elle simplement les étapes, peut-être se perdait-elle un peu sans pour autant renier ni l'éducation qui lui avait été donnée, ni les principes qui devaient régir son existence. Ainsi la rouquine oscillait-elle entre un sentiment protecteur vis-à-vis d'une enfant certainement détruite par les regards accusateurs, et une forme de tristesse dont elle devinait mal les contours. Pourquoi lui eut-il été si rassurant de savoir Karelle innocente, quasi-candide? Pourquoi tenait-elle tant à ce que ses doux traits s'assortissent d'une douceur d'âme sans égal? Après tout, dans la mesure où elle agissait dans le respect d'autrui, la jeune adulte était bien dans le droit de vivre de la manière dont elle l'entendait... Romy le savait, mais ne le ressentait pas. Elle ne l'aurait pas admis facilement, mais elle aurait volontiers enfermé Karelle dans une cage dorée, à la manière d'un oiseau blessé à dorloter et protéger de la violence du monde. Elle, elle devait être à part. Ne jamais être témoin, moins encore actrice, de cette violence. Et ce que Romy avait vu sur les images diffusées sur les réseaux sociaux, elle l'associait à de la violence. Antithèse de la spiritualité. De la conscience humaine, seulement. Et Karelle devait être humaine et faire plein usage de son âme plutôt que de son corps, selon le ressenti honteux de la rouquine. Elle ne se l'était pas admis, et ne l'avait admis à personne d'autre, prenant au contraire la défense de celle qu'elle voyait comme une victime. Parce qu'elle le pensait sincèrement ; elle était victime de cet étalage de vie privée.

Cela étant, la conviction défensive de Romy fut renforcée lorsqu'elle se confia à Noah, sa meilleure amie. Celle-ci assura à la violoniste qu'il ne s'agissait pas de sa sœur sur la vidéo diffusée, mais bien d'un vague sosie dont on ne voyait jamais le visage -et c'était bien commode. La vidéo, Romy ne l'avait jamais regardée en entier. Elle en avait vu quelques secondes par inadvertance, et n'avait pas eu de sur-moi assez faible pour se laisser aller à la curiosité malsaine qui semblait avoir dévoré la plupart des personnes ayant eu accès aux images volées. Volées? Peut-être pas tant que ça, selon Noah. Il se serait en fait agi d'une farce -dont Romy ne ignorait le mobile et la portée- opérée afin de nuire à la belle, douce, gentille Karelle. A l'audition de cette perspective, McFarlane avait été honteusement apaisée. Apaisée parce que, peut-être, finalement, la plus jeune Wheeler faisait honneur aux traits angéliques qu'elle lui prêtait.

Alors lorsqu'elle la vit, assise au bout du café, la rouquine eut un recul. Elle envisagea de partir, étrangement nerveuse à l'idée de la confronter -ou peut-être seulement de lui adresser la parole, dans un premier temps. Elle prit une inspiration tendue et bloquée, et s'avança vers la petite table, faisant désormais face à Karelle, qui la salua. « Bonjour, Karelle. » Répondit-elle sèchement malgré elle, adoucissant son ton d'un sourire bienveillant. « Cela t'embête si je m'assois? » Elle reprenait peu à peu sa voix douce habituelle, mais prit place lentement, sans attendre sa réponse mais en lui laissant le temps de la repousser si elle en ressentait le besoin. Romy marqua une petite pause afin d'être sûre que sa présence ne l'irritait pas pour une quelconque raison, puis elle reprit: « Comment vas-tu? » Elle avait penché la tête sur le côté, sans y faire attention, sous-entendant une forme de pitié qu'elle aurait fait taire si elle s'en était rendue compte. Sa posture et son air maladroit sous-entendait qu'elle faisait là une tacite référence aux événements qui ébranlaient Karelle. Elle espérait ne pas la brusquer.

Pendant quelques secondes qui parurent une éternité à sa tendance à la gêne, Romy fixa le livre encore ouvert de Karelle, comme s'il était le symbole de la désapprobation de sa présence. Tant qu'Alice fuirait toujours un chat sous substance, Karelle fuirait toujours la présence de la rouquine qui se tenait devant elle. Alors en définitive, et sans trop s'en rendre compte, Romy éprouva un certain soulagement lorsqu'elle vit les pages claquer l'une contre l'autre. Le bouquin était fermé. Sa présence, sinon acceptée, n'était en tout cas pas complètement rejetée. Cette perspective détendit d'ailleurs ses traits, légèrement seulement étant donné qu'elle attendait toujours une réponse de la blondinette avant de prendre place. Celle-ci ne semblait d'ailleurs pas ravie de lui concéder le droit de s'asseoir. Une concession. C'est véritablement ce que faisait Karelle en laissant Romy faire "comme elle voulait" et l’aînée McFarlane s'en sentait mal à l'aise. Elle tenta néanmoins de n'en rien montrer, comprenant bien que la situation était bien plus délicate pour Karelle que pour elle-même.

Elle prit donc place silencieusement, s'essayant à un sourire bienveillant. Ses prochains mots ne furent pas mieux accueillis puisque, sans sourciller, Karelle ironisa -non sans tranchant- sur sa situation. Pourtant, de lueur diabolique dans ses yeux, Romy n'en voyait pas. Pas une once, en réalité. La jeune femme qu'elle était devenue n'avait rien perdu de la pétillante innocence qui avait illuminé ses rétines enfantines, selon le souvenir qu'en avait Romy. Elle la voyait en revanche plus terne, plus acerbe, déçue. Déçue de constater le monde plutôt que de le découvrir, déçue de voir par l'expérience à quel point le Diable, précisément, pouvait sembler s'incarner en ceux que l'on pensait être nos amis. Et Karelle n'avait pas été épargnée. Romy ne pouvait qu'imaginer le sentiment d'abandon et de solitude auquel son interlocutrice devait être en proie, et elle se décida à ne pas se sentir personnellement attaquée par son ton froid. D'ailleurs, suite à sa conversation avec Noah, la violoniste avait compris qu'au-delà de l'humiliation publique, Karelle devait subir un véritable sentiment d'injustice, en ce sens qu'il ne s'agissait seulement pas de sa vidéo. Beaucoup auraient été détruits par l'étalage de leur vie privée; Karelle pouvait également être frustrée de cette machination qui semblait la viser, volontairement ou non. « Tes yeux? sur la vidéo? » Interrongea Romy, en fronçant légèrement les sourcils pour montrer son doute. « Ce n'est pas ce que m'a dit ta sœur. » Elle ne pouvait que se référer à l'aînée Wheeler, étant donné qu'elle-même n'avait pas regardé l'immondice dans son entièreté. Et Noah lui avait assuré qu'il ne s'agissait pas de sa sœur cadette. Cela n'influait en rien le fait que Romy s'inquiète pour Karelle, mais cette révélation orienterait en revanche la manière dont elle essaierait de lui parler et de l'aider. Car, on ne se remet pas de la même façon d'une accusation mensongère que d'une dénonciation fondée -si illégitime soit-elle, puisque personne, sinon le Seigneur lui-même, n'était en mesure de juger sa vie privée.

Lorsque la blondinette accusa Romy d'être venue lui faire la charité, cette dernière manqua de rétorquer que ce n'était pas son genre, avant de réaliser que, si, ça l'était. Elle était souvent volontaire pour aider son prochain mais elle n'avait jamais vu cela comme une tare et y fondait même une certaine fierté qu'elle tentait d'étouffer. Elle laissa un sourire tendre mordiller le coin de ses lèvres et espéra dédramatiser son inopinée venue. « Non, en fait je voulais un chocolat chaud. » Aussi tourna-t-elle la tête à la recherche d'une personne qui pourrait le lui porter, mais en voyant un serveur affairé à une autre table, elle reporta immédiatement son attention sur Karelle. Elle commanderait plus tard. « Mais crois-le ou non, je suis contente de te voir. » Elle était sincère. En réalité, elle avait toujours été contente de voir Karelle, aussi loin qu'elle s'en souvienne. Enfant, elle lui semblait être une petite poupée dont il fallait prendre soin. Elle aurait aimé pouvoir dire qu'elle la voyait différemment aujourd'hui, mais cet instinct protecteur ne semblait pas s'endormir dans les bras du temps. « Je ne veux pas m'imposer... Juste être une oreille attentive, enfin si tu en as besoin. Ou envie. » Romy avait des centaines de questions à poser à son interlocutrice, sur la réaction de sa famille, ses ami.e.s, même de Thomas. Sur son ressenti à elle, si elle savait qui avait fait ça, pourquoi, si elle espérait que cela se tasse... Mais il n'était nul besoin de la précipiter. Quelque part, Romy espérait entendre de sa voix que ce n'était pas elle sur la vidéo mais, pour ne pas la brusquer, elle ne le lui demanderait pas directement. Pas de suite, en tout cas. Pour l'instant, si Karelle préférait parler de la récente météo, Romy s'en accommoderait à contre-cœur, tentant peut-être de faire confiance au bon jugement de son amie quant à ce qui pourrait lui être le plus bénéfique. Car en définitive, elle voulait qu'elle aille mieux. Elle voulait, un peu égoïstement, retrouver sa Karelle, celle qu'elle connaissait depuis toujours, et pourtant toujours trop peu.

Le regard quasi hagard de Karelle avait quelque chose de déconcertant à une Romy qui l'avait connue douce enfant. Si la blondinette avait toujours su bouder, lorsque ses frères et sœurs ne partageaient pas leurs jouets, il émanait aujourd'hui d'elle une vexation plus permanente car plus conséquente. Il n'était plus là question de jeux enfantins, de futilités oubliées sous vingt-quatre heures. Et d'ailleurs, lorsque l'enfant pouvait se tourner vers d'autres distractions, la jeune adulte était coincée par et avec ses démons -ou plutôt les démons qu'on lui attribuait injustement. Alors définitivement, il n'y avait rien d'étonnant à ses traits crispés, fatigués, vieillis. Karelle était en perpétuel combat, et semblait à cet instant entrer en croisade contre une amie qui lui voulait pourtant du bien. Cette dernière n'aurait su lui en vouloir de confondre alliés et ennemis, les frontières étant réputées floues en ces terres de jugement, les traités se défaisant à la vitesse d'un clic sur le bouton "publier". Ses propres amies, ses sœurs de choix plus que de sang, avaient frappé en son dos et raillaient maintenant sa chute. Il ne semblait être point de justice en cette affaire, quoiqu'un avocat aguerri eut pu obtenir réparation pour Karelle. De réparation, il n'en était que matérielle: de l'argent, un message d'excuse... rien ne rendrait à la jeune femme le premier regard innocent que l'on pouvait poser sur elle. Rien n'effacerait ni la curiosité, ni le dégoût, ni la condescendance qui perlaient aux pupilles de ceux qui la connaissaient mal, lorsqu'ils daignaient croiser son regard. Excepté le temps, peut-être...

Ce qui était certain, c'était que Romy était venue en paix. Et qu'elle se sentait de trop. Elle avait -peut-être présomptueusement- pensé qu'une compagnie sincèrement amicale aurait apaisé les combats qui enflammaient l'esprit de la plus jeune Wheeler: il n'en était apparemment rien. Qu'à cela ne tienne, la rouquine persévérerait, comme elle le faisait lorsqu'elle ne parvenait pas à rendre justice aux nuances de Tchaïkovski, qu'elle essayait de convaincre un élève de son potentiel, ou même encore qu'elle s’éreintait à récurer un comptoir de cuisine pourtant déjà immaculé. Il était de ces actions que Romy perpétrait sans se sentir libre d'y renoncer. Elle ne savait expliquer pourquoi, seule le soir, elle répétait frénétiquement des gestes anodins qui lui paraissaient pourtant d'une importance capitale; de la même manière, elle ne savait trop dire quelle force la poussait à rester assise face à Karelle, quand bien même sa présence était indésirée.

« C'est ce qu'il me semblait... enfin, ce que m'a dit Noah. » Clarifia la rouquine avant que Karelle ne pense qu'elle ne s'était délectée de la totalité du spectacle. Non, on ne voyait pas la jeune femme de face. A aucun moment, selon Noah. Pas un instant une once de preuve ne venait confirmer qu'il s'agissait de sa petite sœur, et pour cause: ce n'était pas elle qu'on voyait, et c'est ce que Karelle confirma sans détour. Sans trop se l'expliquer, Romy ressentit comme un picotement s'emparer brièvement de son estomac pour remonter jusqu'à son cœur, qu'il fit battre un peu plus fort, lorsque la jeune femme lui confia ne pas être allée "jusque là". Romy l'aurait défini comme une forme de fierté de voir de bonnes mœurs guider sa conduite, alors qu'il s'agissait plutôt d'un soulagement à l'idée de ne pas avoir à la céder charnellement à un homme. Mais ça, elle était bien loin de se l'énoncer si clairement. « Je vois, tant mieux. Pour les circonstances, je veux dire. » Ou pour Dieu, sûrement. Pour elle, peut-être. Pour ne pas avoir à s'imaginer que, filmée ou pas, cette scène s'était produite.

Pourtant, Karelle semblait douter du caractère fortuit de leur rencontre. Romy ne se serait pas osée à la suivre, la traquer, ni seulement à la chercher en ville dans l'espoir de s'entendre conter une vérité qui ne la regardait pas. Non, c'était davantage par respect pour son intégrité qu'elle avait pris place plutôt que de tourner le regard. C’eut été plus commode, Karelle en avait peut-être rêvé, mais l'ignorer aurait été la condamner une seconde fois, et Romy aurait par là enterré une amitié qui lui était très chère. Elle refusait de s'y résoudre, même si le dialogue semblait plus douloureux que le silence, à cet instant précis. Aussi la rouquine acquiesça-t-elle simplement pour confirmer son désir de commander une boisson chaude. Elle écouta ensuite attentivement le ton légèrement radouci de son interlocutrice, qui semblait pour la première fois exprimer ce qu'elle ressentait réellement -à travers des questions rhétoriques, certes, mais Romy se contentait bien de ce progrès. « Ce serait te mentir que de te dire que je comprends -je ne peux qu'imaginer ta situation. » Formula-t-elle précautionneusement. Elle marchait en terrain miné et ne l'oubliait pas une seconde, quoiqu'elle espérait que leur discussion désamorce bombe après bombe afin qu'elles retrouvent leur complicité naturelle et habituelle. « Pour ce que ça vaut, je t'assure que le temps effacera ces mauvais regards. Il en faudra beaucoup, certes, et en attendant tu auras besoin de beaucoup de soutien pour les supporter. » Elle marqua une pause. « D'ailleurs, qu'en pense le reste de ta famille? » Ses sourcils roux se froncèrent légèrement, marquant une forme d'hésitation. « Tu sais qui aurait pu faire ça? Et pourquoi? Ce n'est pas comme si tu avais des ennemis... je n'arrive pas à comprendre comment l'on peut vouloir te faire du mal. » L'empathie naturelle de Romy l'empêchait avec une naïveté spectaculaire de comprendre comment l'on pouvait vouloir faire souffrir qui que ce soit. Cette vérité était démultipliée lorsqu'il s'agissait de la douce Karelle. De tous les êtres de cette terre, elle était probablement l'un des moins pécheurs. Elle ne causait de tort à personne -à la connaissance de Romy- et lui apparaissait même comme une certaine personnification de l'innocence. Alors, pourquoi Diable aller punir un innocent?

Contrairement à son habitude, Romy se trouva à la fois mal à l'aise et rassurée de sentir le regard de Karelle s'enfoncer dans le sien. Mal à l'aise, probablement parce qu'elle sentait avec quelle lassitude la jeune femme peinait à la repousser. Elle aurait peut-être préféré être seule et, pourtant, elle n'avait apparemment plus la force de le réclamer. C'est ce qui entraîna une forme de soulagement chez Romy lorsqu'elle sentit que sa voisine d'enfance lui accordait une attention maintenant pleine et non déguisée. Dans une question rhétorique, elle fit confirmer que Noah avait abordé le sujet avec sa meilleure amie, qui se contenta d'un acquiescement discret, ne sachant pas encore comment Karelle percevait et analysait cette nouvelle information.

A son grand soulagement, c'est un semblant de plaisanterie qui suivit. Celui-ci dessina un sourire sincère quoi qu’effacé sur les lèvres fines de la rouquine, qui reprit avec un peu plus d'entrain, profitant de cette détente d'atmosphère pour lever la main droite afin d'ajouter au côté dramatique -et donc dédramatiser davantage, paradoxalement. « Pas d'exorcisme, croix de bois croix de fer, si je mens... » Elle marqua une pause faussement hésitante. « ...tu connais la suite. » Se moqua-t-elle gentiment de sa propre croyance, qui semblait envoyer bien rapidement chez Belzébuth quiconque oserait suivre ses préceptes d'une manière légèrement variante -et pas forcément déviante. Il n'était en effet pas de son avis que d'envoyer à la damnation éternelle une âme qui, malgré sa moralité exemplaire, aurait osé déroger à la moindre petite règle de conduite littéralement gravée dans la pierre quelques millénaires auparavant. Elle pensait au contraire que la spiritualité se mouvait avec les siècles, que les règles n'étaient que des indications et que, en toutes circonstances, l'intention morale prévalait sur les simples actes.

En particulier, si Karelle avait en effet été la personne figurant sur la vidéo polémique, il aurait été plus judicieux d'envoyer en Enfer les personnes ayant participé à sa diffusion plutôt qu'à sa réalisation. Pourtant, de mémoire de Chrétienne, il n'était nulle part mentionné dans la Bible que la diffusion de vidéos de tiers sans autorisation préalable sur les réseaux sociaux constituait un motif de châtiment. Les rapports en dehors du mariage, en revanche, si. A croire que Jésus n'avait jamais entendu parler d'insta ou du concubinage. Alors définitivement, la volonté de Dieu dépassait des développements modes d'être et de vivre changeants.

Les mots de la blondinette chagrinèrent Romy. Elle connaissait bien ses parents, et ç'aurait été mentir que d'affirmer ne pas les imaginer capables de la critiquer. Ayant le même type de géniteurs, l'aînée McFarlane savait tout à fait ce qu'il en était. Elle avait entendu sa propre famille se porter juge de l'affaire, et s'il aurait été plus réservé avec leur progéniture, ils n'en auraient pas moins pensé. « Je suis désolée d'entendre ça, pour tes parents. » S'évertuant à porter un minimum de jugement sur son prochain, Romy se cachait parfois derrière une déception qui prenait sa source au même sentiment; ils n'auraient pas dû la traiter ainsi. Heureusement, la plupart des frères et sœurs de Karelle la soutenaient, ce qui était nécessaire -quoi que non suffisant- à son rétablissement. « En tout cas, tu peux compter sur Noah, quoi qu'il arrive. » Elle parlait de source sûre, connaissant bien sa meilleure amie et ayant eu l'occasion d'échanger avec elle à ce sujet. « Sur moi aussi, d'ailleurs, pour ce que ça vaut. » Romy ne ferait pas office de soutien familial mais, parfois, cela pouvait s'avérer bénéfique. « Tu connais les personnes qui l'ont publiée? » s'enquit la rouquine, définitivement intriguée par ce procédé puérile, dégradant et d'un pathétique rarement égalé. Peut-être était-ce une histoire de popularité, de jalousie... Si elle avait été témoin d'un peu trop de "teen drama", Romy ne soupçonnait seulement pas être indirectement liée à la cause de ces actions.

Elle ne savait dire s'il s'agissait du simple fruit de son imagination, mais Romy sembla percevoir une accalmie en cette tempête que pouvait être Karelle. Ses traits s'étaient détendus relativement promptement et son habituelle moue angélique reprenait possession de son territoire. La rouquine crut même un instant la voir respirer plus profondément, comme si elle avait cessé de se retenir de le faire. Cela avait quelque chose d'apaisant pour elle-même, comme si son bien-être avait dépendu de celui de Karelle, ce qu'elle aurait nié si elle s'en était seulement rendu compte. Définitivement, à cet instant, elle était loin d'imaginer l'impact potentiel que pourrait avoir la cadette Wheeler sur l’entièreté de son existence. Elle pensait encore que ce sourire, si joli soit-il, n'aurait pas plus de pouvoir que celui de l'amadouer en cas de besoin. Il aurait pourtant à terme la capacité de lui faire remettre en cause des fondamentaux spirituels auxquels elle s'attachait comme un arapède à son rocher.

Aujourd'hui toutefois, elle se contentait de chercher ce sourire dans le but seul -pensait-elle-, de voir son amie heureuse. Si cela pouvait elle-même l'aider à se sentir bien, tout le monde serait gagnant. Aujourd'hui, elle était là en cette amie qu'elle avait toujours été pour elle, essayant peut-être également de combler l'absence de compassion de parents dont elle connaissait bien les méthodes et les a-priori. Et pour cause, elle avait presque les mêmes. Les McFarlane et les Wheeler s'étaient pour le moins bien trouvés. Il aurait été étonnant que leur rigueur religieuse ne les ait pas rapprochés, en témoignait encore leurs réactions quasi similaires face à des faits qu'ils jugeaient tout aussi sévèrement les uns que les autres. Karelle n'était pas non plus née de la dernière pluie, et elle semblait tristement ne pas s'étonner de la manière dont ils la traitaient -d'autant que, selon elle, elle détenait désormais le prestigieux palmarès de la déception.

Puis il arriva. Ce sourire. Il n'avait coûté que la prononciation du prénom de Noah pour le faire réapparaître -quoique Romy aimait à penser qu'il s'agissait en fait d'un travail de fond de plusieurs minutes. Quoi qu'il en soit, la rouquine sourit en retour, inconsciemment, heureuse de voir Karelle se laisser à des émotions plus positives. D'ailleurs, elle en ressentit comme un joyeux pincement au cœur dont elle prit immédiatement conscience, et qui la déconcerta au point de la rendre un instant fébrile. Aussi posa-t-elle son regard sur sa tasse encore tiède, savourant un peu coupable l'agréable électrochoc qui chatouillait ses terminaisons nerveuses. Par chance, le self-control parfois trop puissant de Romy lui permit de rapidement se reconcentrer sur ce que lui disait Karelle.

Bien lui en prit puisque la suite de ses révélations s'avéra pour le moins perturbante. Sofia ? Romy la connaissait bien. Et si elle n'avait jamais été très proche de cette fille dont elle estimait le tempérament incompatible au sien, il n'empêchait qu'elle l'avait côtoyée à maintes reprises et l'avait vue grandir, quasi au même titre que Kraelle. « Sofia ?! » Articula Romy pour manifester son étonnement. « Mais... pourquoi ? » La question était d'un basique qu'elle aurait pu se reprocher, et pourtant c'est tout ce qu'elle parvint à articuler dans un premier temps. Elle ne voyait aucun motif, même illégitime, qui puisse pousser une amie à la traiter de la sorte. Elle envisagea immédiatement une espèce de vengeance, mais de deux choses l'une : soit Sofia n'avait pas mesuré les indécentes conséquences que cette publication aurait sur la vie de son ex-amie, soit la trahison avait été telle qu'elle l'estimait à la hauteur du châtiment infligé. Cette dernière hypothèse, Romy avait du mal à l'envisager: que diable de si terrible aurait pu faire un tel ange ?