Jeudi, 17h.

Orion ne pu s'empêcher de jeter un coup d'oeil à la pendule du café en soupirant, les mains dans le demi-tablier vert foncé portant le logo du café qui était attaché à sa taille. Cette journée était trop longue, il crevait d'envie de quitter son travail pour aller rejoindre sa soeur à l'hôpital. Le médecin avait en effet une nouvelle à leur annoncer, et il en trépignait d'impatience. Allait-elle enfin pouvoir quitter l'hôpital, et mener une vie normale ? Cette pensée obsédait tellement Orion qu'il avait été ailleurs toute la journée, prenant automatiquement les commandes des clients sans même vraiment les écouter. Heureusement, cette journée de travail était plutôt calme, et il ne lui restait plus que cinq minutes de service.

Crayon derrière l'oreille et bloc-note en main, il s'approcha d'une table pour deux où une personne venait de prendre place, dos à lui. Plus que cette commande, et il pourrait prendre le large. Une fois à côté de la table, il fixa son bloc-note sans même regarder le client, prenant le client dans sa main gauche - il était droitier, mais depuis l'accident tout était devenu plus difficile à faire avec cette main.

-Bonjour, je vous écoute.

Pendant plusieurs secondes, aucune réponse, rien. C'est alors qu'il leva les yeux, intrigué... Et qu'il le reconnu de suite. Cameron. Il en fit tomber son bloc-note. Bouche bée, il ne su pas quoi dire d'autres tandis que de nombreuses émotions lui tombaient dessus en même temps. Cameron. Bordel. C'était comme s'il avait vu un fantôme, un fantôme qui lui rappelait beaucoup trop de mauvais souvenirs.

C'était la troisième personne qui était dans la voiture, le soir de l'accident. La seule à s'en être sortie indemne, et qui avait après tout ceci disparu de la vie de tout le monde. En un été, Orion avait perdu Lydia, et non pas un mais deux amis avec cet accident. Il ne savait pas comment réagir.

Quand son portable se mit à vibrer bruyamment sur la table basse, Cameron fut tenté l’espace d’un instant de le balancer par la fenêtre. Pourquoi s’était-il acheté cette merde ? Il n’avait que deux contacts dans son répertoire, sa sœur et Don, mais c’était déjà largement suffisant pour lui casser les couilles. Quelle heure était-il ?
Il attrapa le téléphone à tâtons et regarda l’écran. C’était Don, et il était à peine quatorze heures. Bordel, ça faisait à peine six heures qu’il était couché, quatre qu’il dormait, et il sentait que la gueule de bois monumentale qui l’avait accompagné jusque dans son lit ne s’était pas éclipsée au petit matin.
En essayant de décrocher, il fit tomber le portable sur le plancher. Pas grave, ce Bougre pouvait bien parler à son répondeur.

Il se leva néanmoins, au cas où ce serait important, et tituba jusqu’à la salle de bain. Après avoir vomi, principalement de la bière d’hier soir, il prit une douche rapide avant de consulter sa messagerie. Comme il l’avait pressenti, Don était dans la merde avec sa chronique de ce soir et il lui donnait rendez-vous dans une bar du centre-ville pour qu’il lui file un coup de main. Le syndrome de la page blanche. Fais chier.


Évidemment, Don n’est pas encore là quand il se pointe au bar. Si jamais le serveur arrive avant son Bougre de pote, il se jure qu’il lui balance sa commande en travers de la tronche et qu’il retourne se coucher. Il pianote nerveusement sur la table bas et sent qu’on vient prendre sa commande. Verre en pleine poire ce sera donc.

Quatre mots. Voilà tout ce qu’il aura fallu pour que Cameron se retrouve instantanément propulsé cinq ans en arrière. Il reconnaîtrait cette voix entre mille, même si ça faisait une plombe qu’il ne l’avait plus entendue. Une voix qui appartenait à une période qu’il croyait avoir définitivement laissé derrière lui et qui lui revenait en pleine tronche au moment où il s’y attendait le moins. Orion.
Après quelques instants à être resté totalement incrédule, il parvient quand même à lever les yeux vers son ancien meilleur ami et à articuler quelque chose.  

- Salut.

Que dire de plus dans une telle situation ? Comment expliquer à quelqu’un qui était tout pour nous qu’on soit parti comme ça, du jour au lendemain, sans jamais demander aucune nouvelle ? Quelles excuses donner pour justifier l’absence, l’apparente indifférence ? Cameron n’en avait aucune idée. En avait-il seulement ? Tout ce qu’il savait, c’est qu’il n’était pas prêt à renouer avec sa vie d’avant, pas encore. Et encore moins comme ça, à l’improviste. En traître.

Pris dans ses réflexions, il ne put s’empêcher de remarquer qu’Orion écrivait dorénavant de la main gauche, rappel acide que seul lui était sorti indemne de l’accident. Mandale dans la gueule, direct au foie. Flashback du crissement des pneus sur l’asphalte, de la tôle froissée, du flash des ambulances. Encore une fois. Fais chier.

- T’as cinq minutes ? Ça te dérange si on sort ?

Sans réaliser consciemment ce qu’il a fait, il a ramassé le carnet d’Orion. Il lui rend et se lève. Les bruits du bar deviennent un bourdonnement confus dans sa tête. Il a besoin de sortir, d’air frais. Il étouffe.

Orion avait à la fois l'impression d'être revenu cinq ans en arrière et que le temps s'était figé, et cette impression était insupportable. Il n'était pas prêt à revoir Cameron. Pas ici, pas comme ça... Il ne s'était même pas aperçu qu'il avait lâché son bloc-note, alors que déjà une légère douleur assaillait sa main, comme un mauvais rappel de la connerie qu'ils avait commise il y avait de cela cinq ans. Il serrait le crayon de son autre main, si fort qu'il aurait pu le casser. Il refusait ce qui était en train de se passer. Son moment d'égarement dura quelques secondes, jusqu'à ce qu'il retourne à la réalité, et que son visage se fige. Il était désarconné, et détestait ça.

-Cameron.

Il ne savait franchement pas quoi dire d'autre, pas quelle émotion choisir parmi toutes celles qu'il ressentait actuellement. Une grande surprise, de la colère et beaucoup de peine aussi. Mais la colère était en train de gagner. Comme Lydia, Cameron l'avait abandonné sans mot dire, sauf que Lydia avait eu le bon goût de quitter la ville avant l'accident qui avait réduit les espoirs de carrière d'Orion en miettes et qui avait tué David. Cameron lui proposa de discuter dehors, tout en ramassant son carnet. Orion le lui repris sèchement, ne supportant pas qu'on fasse les choses pour lui sous prétexte qu'il avait une main abîmée. Surtout si c'était Cameron.

-Je bosse, là.

Bon d'accord, il finissait dans approximativement deux minutes vingt-sept, mais ça Cameron n'était pas censé le savoir. C'est alors que Lily, sa collègue, apparu, vêtue du même tablier que lui et commençant son service quand le sien finissait.

-Salut Orion ! Bonjour monsieur, je vais prendre votre commande.

Orion aimait beaucoup Lily, mais à ce moment précis il la maudit.  Sans dire un mot, il tourna les talons, balança tablier et bloc-note derrière le comptoir, et quitta les lieux. Il n'avait pas le temps, et encore moins l'envie d'affronter son passé aujourd'hui, surtout si c'était pour retrouver une personne qui l'avait abandonnée quand il avait le plus besoin d'aide.

S’il avait pu écrire le scénario de ses retrouvailles avec Orion, Cameron aurait certainement préféré qu’il lui envoie son poing en travers de la gueule, en souvenir du bon vieux temps. Le droit ou le gauche, peu importe. Au moins il était aussi surpris que lui par cette rencontre à la con, ça leur ferait un point commun, s’il se reparlait effectivement un jour.

Pour l’instant ça semblait mal parti, surtout qu’Orion avait mal pris qu’il lui ramasse son calepin. Enfoirés d’handicapés, toujours à gueuler que le monde n’est pas fait pour eux, mais dès qu’on veut leur tendre la main ils vous crachent à la gueule. On en reparlerait quand il faudra ouvrir un bocal de cornichons.
Ok, c’était pas réglo mais 1) il était encore bourré de la veille, 2) il avait dorénavant un besoin vital de balancer son venin à la face du monde et 3) il la subissait autant que lui, cette rencontre. Il ravala quelques ripostes plutôt acides et se rassit sur sa chaise, las, quand Orion lui annonça que sa conscience professionnelle était plus forte que tout. Posture admirable toutefois rapidement mise à mal par l’arrivée de sa collègue, toute guillerette à l’idée de commencer son shift. Si elle n’avait pas été aussi pathétique, la situation en aurait été certainement marrante.

Tout en commandant un whisky sec, Cameron suivit Orion du coin de l’œil. Allait-il faire genre de prendre deux trois commandes, histoire de sauver un peu les apparences ?
Le zèle de la classe ouvrière, voilà bien l’un des gros problèmes de cette société de consommation merdique. Maître Prolo, dans son usine vissé, tenait en son bec pas grand-chose / Maître Crevard, par l’profit alléché, l’envoya valser sur les roses.
Finalement, Orion quitta le bar comme une furie. Ni au revoir, ni merde. Ni va te faire enculer, Bougre non plus. Cameron descendit son verre cul sec, régla et s’en alla à son tour. Tant pis pour Don.

Que faire maintenant ? Rentrer chez soi et retrouver les quatre murs qu’il n’aurait pas dû quitter avant la tombée de la nuit le tentait bien, mais il se dirigea dans la direction opposée. Histoire de laisser une chance au hasard, au destin, et voir ce qui devait se passer. Leur terrain de basket était à quelques dizaines de mètres à peine de là, ça valait le coup de tenter le truc, même s’il n’était pas plus avancé sur ce qu’il lui dirait s’il le retrouvait là-bas. Après tout, il serait toujours temps d’improviser le moment venu.


Le bruit d’un ballon qui rebondit sur le bitume. Celui qu’il fait quand il transperce le filet métallique. Bons souvenirs qui remontent. Aigre-doux plutôt. Un peu à l’écart, assis sur le dossier d’un banc, Orion regarde les gamins jouer. Cameron sort son paquet de clopes de la poche de son manteau et s’en grille une en s’approchant de son ancien meilleur pote du pas traînant qui est le sien maintenant. Sans lui imposer directement la vue de sa tronche, il s’assoit sur le banc, devant Orion, et regarde le match improvisé à son tour. A l’aveugle, il lui tend le paquet de cigarettes.

- T’en veux une ? Tu sais, j’avais pas vraiment prévu ça non plus.

Doux euphémisme. Et le dire ne rendait pas la chose moins gênante. Heureusement il pouvait prétendre de s’intéresser au match qui se déroulait sous ses yeux. Au moins pendant un moment en tout cas.

Cela faisait un bail qu'Orion n'était pas allé sur le terrain de basket. Il ne comptait pas le nombre d'heures qu'il avait pu passer avec l'équipe à zoner ici, quand le gymnase du lycée était fermé, ou juste pour changer d'air. Ils étaient jeunes et cons, à l'époque. Le monde leur semblait acquis. Pour Orion, son futur était tout tracé : il allait poursuivre sa carrière de pianiste déjà auréolée de gloire, ayant été considéré comme prodige à l'âge de cinq ans, devenir si riche qu'il trouverait le meilleur traitement pour la guérison de sa soeur, emménager avec Lydia et la demander en mariage quelques années après. Ils auraient eu deux enfants, peut-être trois, et sa vie aurait été simple. Et en l'espace de quelques semaines, tout s'était cassé la gueule. Et à l'heure actuelle, il détestait Cameron pour lui rappeler tout ça de sa simple présence.

Il regardait sans les voir les enfants qui s'entraînaient, fulminant toujours. Paumé. C'est à ce moment précis que Cameron débarqua, et Orion, défait, ne pu s'empêcher de soupirer. Évidemment, il avait été bien trop prévisible sur le coup. Très bien, ils allaient parler vu que Cameron semblait si impatient de rattraper le temps perdu. Il le laissa donc s'asseoir devant lui sans rien dire, et toujours sans le regarder. Cameron attira cependant son attention avec un mouvement rapide ; il lui proposait une cigarette.

Il refusa d'un mouvement de tête, reportant son attention sur les gamins sur le terrain, réfléchissant à quoi dire. Cameron annonça qu'il n'avait pas prévu qu'ils se retrouvent comme ça, comme pour se défendre.


-Je ne savais pas que tu étais en ville. Selon Lily, tu avais quitté la ville sans rien dire.

Comme Lydia. A cette pensée, un sourire amer naquit sur son visage. Lily et lui avaient été les laissés pour compte, restant seuls avec le coeur brisé. Ils s'étaient recroisés quelques fois durant les années qui suivirent, évitant le plus possible de parler du passé. Heureusement qu'Alice et Luna étaient restées à son côté après l'accident, sinon il ne sait pas ce qu'il serait devenu.

Cameron n’avait pas vraiment été surpris de retrouver Orion près du terrain de basket. Pendant des années, ça avait été leur refuge, l’endroit où ils se retrouvaient dès qu’ils avaient un peu de temps libre et où ils échafaudaient des rêves de championnat universitaire, la March Madness, le genre de conneries qui vous occupent la tête quand on a quinze ou seize ans.
Plus de cinq ans après, les retrouvailles avaient un goût amer. Les souvenirs était toujours là, intacts, mais comme déconnectés. Comme s’ils appartenaient à quelqu’un autre. Bizarres.

Quand Orion refusa la clope qu’il lui proposait, il fit disparaître le paquet dans la poche intérieure de son manteau. Il laissa échapper un petit ricanement suite à la remarque d’Orion, avant de tirer quelques taffes sur sa clope, histoire de repousser encore un peu le moment où il devrait dire quelque chose. Au cas où une inspiration divine s’abattrait soudainement sur lui, sans doute.  

- Il n’y a pas vraiment besoin d’aller si loin pour disparaître. Tu changes de quartier, tu te débarrasses de ton téléphone, tu modifies un peu tes habitudes...

C’est exactement comme ça qu’il avait disparu. On n’était jamais aussi intensément seul qu’en ville, au milieu d’autres pions tout aussi insignifiants et interchangeables. La foule donnait un faux sentiment de sécurité, d’appartenance à un groupe commun, mais la réalité était que personne n’en avait rien à carrer de son voisin. Bonjour. Ça va ? Dégage, j’ai une vie à mener.
Abandonner votre téléphone et au bout de dix jours vous êtes morts pour tout votre répertoire. Ou parti faire un tour du monde, si jamais vous fréquentiez quelques demeurés à vos heures perdues. Bref, ne plus côtoyer sa vie d’avant avait été incroyablement facile. Pour la culpabilité et le remord en revanche, c’était une autre histoire. C’est beaucoup plus tenace ces bêtes là, ça s’incruste, ça vous prend en traître dès que vous baissez la garde. Dans le dos. Et au réveil surtout, lâcheté ultime.

- Comment va Luna ? Ils ont trouvé un traitement qui marche pour elle ?

Changer de sujet. Éviter de trop penser à Lily. Ça il préférait se le garder pour plus tard. La cerise sur le gâteau pour une de ses prochaines crises dépressives. Ça changera un peu, c’est bien. Et puis, il avait toujours apprécié Luna.
C’était peut-être ça qui était le plus compliqué avec le fait de disparaître, faire croire aux gens qu’on ne pensait plus à eux.
Fort heureusement, la plupart du temps ils faisaient ça très bien tout seuls.

Orion n'avait pas envie de parler à Cameron, mais n'avait également pas envie de le fuir. Alors autant qu'ils s'affrontent maintenant pour ensuite être en paix. Il était donc resté assis à l'approche de Cameron. Leurs retrouvailles allaient donc se faire près d'un des derniers endroits où ils s'étaient vus. Il n'avait pas envie - n'osait pas - regarder son ancien ami dans les yeux, conservant une certaine distance entre eux. Il laisse Cameron fumer seul, se demandant s'il avait commencé après l'accident. L'addiction était un moyen comme un autre de tenir, après tout. Cameron annonça ne pas être parti si loin que ça, au final. Un sourire amer se dessina sur le visage d'Orion. Une partie de lui lui en voulait de ne pas avoir donné de nouvelles, mais l'autre ne comprenait que trop bien. L'accident le hantait encore, et sans Luna il aurait probablement également tout plaqué pour tout recommencer ailleurs. Mais il était resté, lui. Il avait supporté le regard des autres, rempli de pitié, avait assisté à l'enterrement de David - sans trop s'approcher, car dans les yeux de la mère de son ami il voyait qu'elle ne comprenait pas ce qu'il faisaient encore là, en forme, alors que son fils était dans un cercueil.

-Je vois. Tu deviens quoi ?

Ce n'était pas une question bienveillante, mais plutôt un questionnement sur ce qu'avait fait Cameron pour faire son deuil, pour se remettre. Peut-être pour comparer à son chemin de vie, pour obtenir des indices sur comment guérir totalement - même si, en voir son air torturé, Cameron aussi n'avait pas avancé.

Ce dernier contre-attaqua ensuite en lui demandant des nouvelles de Luna. C'est vrai que Cameron avait déjà traîné avec les jumeaux, durant les journées où Luna avait des autorisations de sortie. Orion avait parfois l'impression que tout ceci appartenait à une autre vie.

- Ca va. Elle a fait une grosse rechute il y a quelques années, mais depuis quelques mois son état s'améliore nettement. A vrai dire il y a des chances pour qu'elle sorte définitivement de l'hôpital d'ici quelques semaines.

Orion se surpris à sourire. Il s'était ouvert d'un coup, mais parler du rétablissement de Luna lui faisait du bien. Elle était la meilleure partie de lui-même, il ne le répéterait jamais assez.

Si un vent froid balayait le terrain, soulevant ça et là terre et feuilles mortes, ce n’était rien par rapport à l’ambiance qui régnait entre les deux anciens meilleurs amis. Des années qu’ils ne s’étaient pas vu et ils s’échangeaient des platitudes avec pour seule envie apparente de rentrer chacun chez soi et de laisser ce moment dérangeant derrière ça. Mais en même temps aucun d’eux ne semblait vouloir être celui qui endosserait la responsabilité de se casser le premier. Du coup on répond de manière laconique, à défaut d’y mettre de l’enthousiasme ou juste un brin d’amabilité. Ça reste froid, ça colle bien à l’ambiance, les yeux toujours sur le playground.

- Tu connais Don Grummings ?

Répondre oui à ce genre de questions consiste ni plus ni à moins à avouer que premièrement on est un peu emmerdé par de l’insomnie chronique, et deuxièmement qu’on considère l’abonnement à un bouquet télé exhaustif comme vital. Donc à tout bien considérer, peut-être qu’Orion connaissait Don Grummings, après tout.

- J’écris pour lui. La plupart de ses chroniques, elles sont de moi. Surtout depuis qu’il est passé sur la case où personne n’allume sa télé. Bref, c’est la vie à son meilleur que je vis là.

Ah l’ironie. Tant qu’on en possède encore un peu c’est signe que tout espoir n’est pas encore totalement perdu, qu’il reste une petite flamme quelque part. Le jour où ça s’éteint, c’est là qu’est l’os. Hélas. Fait divers en vue. Mais tant que ça brûle, ça va.

Enfin un dégel. Brusque, inespéré. Un peu de chaleur dans le visage moribond d’Orion quand il se met à parler de Luna. Il semblerait qu’il n’ait pas grand monde avec qui partager les dernières nouvelles, même quand elles sont bonnes. Triste. Le lot du chat noir, comme si le malheur des uns risquait de déteindre sur le bonheur des autres… Dans le doute autant s’éloigner un peu hein. On ne sait jamais.

- Je suis content pour toi, vieux. Vraiment. J’espère avoir la chance de la croiser un de ces quatre. En attendant, passe-lui le bonjour pour moi, s’il te plait.

Là c’était peut-être un peu abusé comme requête, après plusieurs années de silence radio complet. Mais c’était sa façon à lui de dire qu’il ouvrait la porte à une reprise de contact, que peut-être les choses n’avaient pas à continuer sur le chemin qu’il avait pris, seul, que ça avait été peut-être la plus grosse connerie qu’il n’avait jamais commise, et qu’il espérait sincèrement qu’il arriverait à le pardonner un jour. Mais pour l’instant ça se limiterait à cette demande maladroite. A prendre ou à renvoyer chier.

- Tu lui as prévu quoi pour quand elle sortirait ?

A ce moment précis de sa vie, Orion se sentait vraiment mal à l'aise. Cameron avait vraiment l'air différent, mais il se dit que lui aussi avait sans doute changé pas mal. Cet accident les avaient fait grandir. Alors pourquoi essayer quand même de s'expliquer, de "renouer", s'ils étaient de nouvelles personnes ? Il avait demandé à Cameron ce qu'il devenait, plus pour en finir le plus vite possible que par réel intérêt.

Ce dernier lui évoqua un nom qui sonnait vaguement familier aux oreilles d'Orion. C'était une personne qui était déjà passée à la radio ou à la télévision, et comme les personnes passant la nuit sur ces médias n'étaient pas forcément les meilleures et qu'Orion ne l'écoutait que quand sa douleur fantôme le lançait lors de ses insomnies, il fit vite le lien.

-Super.

Son ton était amer, il n'avait même pas cherché à le cacher. Cameron avait tout foutu en l'air, les avait tous abandonné, pour... ça ? Enfin non, c'était l'accident qui les avaient tous foutus en l'air. Cameron n'avait fait que se sauver, dans un instinct de survie immense. Au fond, Orion le comprenait. Mais lui était resté, avec sa main foutue, sa carrière de pianiste envolée, son coeur brisé. On lui disait qu'au moins il avait toute sa vie devant lui, mais quelle vie ? Au moins, il lui restait encore Luna.

Son visage s'était détendu en parlant d'elle. L'amélioration de son état était la plus belle chose qui pouvait arriver, et malgré les risques de rechute il croyait en vie simple pour sa soeur. Il ne supporterait pas de la perdre. Par contre, il ne lui passerait sûrement pas le bonjour demandé par son ancien ami, car il ne savait pas si elle se rappelait de lui et n'avait aucune envie de lui en parler.  Cameron lui demanda ce qu'il avait prévu pour la sortie de Luna. Ca allait être une grande première pour elle : la vraie vie, avec tout ce que ça impliquait de responsabilités. Il allait lui falloir le temps de se constituer des repères, mais ça allait bien se passer. Orion s'en assurerait.

-Elle va emménager avec moi. On a pas encore parlé de ce qu'elle voudrait faire par la suite, je vais lui laisser le temps de trouver ses marques... Puis il faut encore être sûr qu'elle ne fasse pas de rechute. Tu comptes rester ici pour de bon ?

Cette demande, bien que semblant avoir été formulée juste afin de combler encore un peu le vide entre eux, était pourtant plus importante qu'elle n'en avait l'air. Pouvait-il lui faire confiance, allaient-ils pouvon ? oir essayer de reconstruire leur amitié, ou Cameron n'était-il que de passage dans sa vie ?

Plus la discussion s’éternisait et plus Cameron avait l’impression que ça ne menait nulle part. Mais était-ce bien étonnant ? Ils s’échangeaient des formules convenues, mais il était clair que ni l’un ni l’autre ne savait comment gérer ce genre de situations. Pire, tout les ramenait à cette nuit où leurs vies à tous les deux avait basculé, où leurs chemins s’étaient séparés. Peut-être n’auraient-ils jamais dû se recroiser, qu’y avait-il à sauver ou à reconstruire pour qu’ils se retrouvent à regarder des gamins jouer au basket ? Pourquoi ne pas accepter que les choses ne seront jamais plus comme avant, ni de près ni de loin, et en rester là. Oublier cette entrevue, comme on oublie le reste.

Clairement Cameron pouvait dire que son « choix de carrière » n’impressionnait pas son ancien ami. Sûrement pensait-il que quitte à disparaître, autant le faire avec style, monter une start-up qui se vendrait des millions, ou ce genre de conneries à la mode aujourd’hui. Mais non, il s’était contenté d’écrire des textes pour un humoriste raté, désolé pour la déception. Il n’était peut-être pas sorti de l’accident manchot, mais il était loin d’être indemne. Lui aussi avait été pas mal amoché, même si c’était moins visible.

Le seul moment où Orion s’animait, où il avait l’air encore un peu vivant, c’était quand il parlait de sa sœur. Même sans le regarder directement il le voyait clairement. Il était déjà un peu comme ça avant, dès qu’il s’agissait de Luna, mais là c’était différent. Elle était clairement devenue sa bouée de sauvetage, le seul truc qui le raccrochait encore un peu au monde. Et il y avait fort à parier qu’il ne laissait rien paraître quand il était avec elle, qu’il jouait au grand frère enjoué, ce genre de trucs. Tout comme il était évident qu’elle n’était pas dupe et qu’il savait pertinemment qu’il était au fond du trou, et qu’il n’avait aucune idée sur la façon de remonter.

Ça devait être rassurant d’avoir quelqu’un comme ça dans sa vie, malgré tout.

- Ça va lui faire du bien de voir autre chose que ce putain d’hôpital. Et je ne lui donne pas une semaine pour te trouver plus chiant que ses infirmières.

Il tire une dernière latte et éteint le mégot sur le bois du banc avant de le jeter un peu plus loin. Il est pris d’une quinte de toux qu’il éteint tant bien que mal dans le coude de son manteau. Un rire nerveux, tandis qu’il imagine Luna essayer d’échapper à la surveillance assidue d’Orion.

- Encore une fois, je ne suis jamais parti. Juste changé mes habitudes...

Décidément, ses retrouvailles sont gênantes. Comme s’ils se reprochaient des trucs, mais ne pouvaient pas se dire quoi franchement. Par peur que ce soit la séparation de trop sans doute, la définitive, celle dont on ne se relève plus. Pour s’occuper, il sort une autre cigarette et l’allume aussi sec.

- Peut-être que je débarquerais vous voir à l’improviste au beau milieu de la nuit. Je faisais ça… avant.

Ah, se faire réveiller à trois heures du mat par un pote bourré qui vous chuchote à 80 dB de pas faire de bruit parce qu’un autre pote tout aussi bourré est en train de squatter votre canapé, avec le risque, la certitude presque, qu’il faudra enlever la gerbe le lendemain matin.
Non, rien n’est jamais tout blanc ou tout noir. Grumeaux ou pas grumeaux.