La nuit avait été particulièrement longue. De nuit, la police avait moins d'effectifs et t'étais souvent présente, car de toute façon, t'as rien de mieux à faire. Pas d'enfant ─ta plus grande blessure─, plus de mari, et autant dire, cela fait longtemps que tu ne dois plus rien à tes parents, ni à tes frères. Alors, ouais, t'es souvent de nuit, et tu fais des heures supplémentaires pour éviter de rentrer trop vite chez toi, et te retrouver totalement seule avec tes pensées les plus sombres. C'est pour ça qu'après le boulot, tu vas toujours boire, tu te perds, et tu calcules pour avoir quoi... Cinq heures de sommeil ? Le strict minimum pour pouvoir te lever le lendemain et enchainer une autre journée de travail, parfois faut aussi que tu te reposes pour faire des courses, ce serait bête que tu crèves de faim hein ? Cette mort est trop douloureuse pour toi. T'aimerais bien mourir vite, et directement.

Mais ton heure ne semblait pas venir. Et par contre, le soleil dehors t'a ramenée à la réalité quand ils sont venus éclairer l'écran de ton ordinateur, à ton bureau. Avec un soupir, tu passes une main sur son visage pour trouver le courage de te lever et de partir. Avec dédain, tu enfiles ta veste, t'éteins son poste et tu donnes une tape dans le dos d'un collègue qui vient d'arriver. Quand certains finissent, d'autres ne font que commencer ─t'aimerais bien dire ça pour tout, car certains fins ne veulent pas dire qu'il y a un autre commencement : ça entraine juste une autre fin.

Tu sors de commissariat en espérant pouvoir rentrer chez toi, peut-être que tu dormiras directement ou alors tu mangeras. Ou boiras. Peut-être les deux en même temps, d'ailleurs, car les trois à la fois, ça te parait compliqué. Ou alors tu enchaines avec un coma éthylique, ça te tente peu. Mais à la sortie du bâtiment, c'est une tête brune que tu remarques et qui te fait arrêter de marcher un moment. Tu la regardes pendant quelques secondes, pinçant tes lèvres entre elles avant de prendre ton courage et t'avancer.

-Luca. Je suis surprise de te voir par ici. Tu n'as aucun souci, j'espère ? tu demandes en arquant un sourcil.

Tu ne te souviens pas de la dernière fois que t'as vu Luca. Avant la perte de ton enfant, t'imagines ? Donc ça doit faire un an et demi. Ou tu l'as croisée mais tu t'en souviens pas, car ton cerveau ne veut pas se souvenir de ces détails futiles par rapport à tout ce que tu ressens. Non, tout ton être préfère te rappeler à quel point tu souffres, à quel point tu te sens misérable une fois que t'es sobre et que tu te rends compte de ta vie. C'est pas comme ça que tu l'avais imaginée, mais jamais personne ne s'attend à ce genre de perte. Pourtant, ils devraient, car ça arrive plus vite qu'ils ne peuvent l'imaginer.

-Ouais, j'ai eu pas mal de travail. Et j'ai pas vraiment le temps pour... Donner de mes nouvelles, tu dis en fourrant tes mains dans les poches de ta veste en cuir.

Tu mens. T'aurais le temps, si tu passais pas ton temps à te bourrer la gueule. Si tu te reprenais en mains, beaucoup de choses pourraient changer, mais bon, pas la peine de dire ton programme de la journée jusqu'à que tu t'endormes hein. Tu n'as pas encore répondu à sa dernière proposition, parce que tu réfléchis. T'es pas trop thé, le café ça t'a jamais bottée non plus, bien que t'as toujours bu de tout. Tu finis par virer une main de tes poches pour la passer sur le bas de ton visage, comme si tu reprenais tes esprits.

-De toute façon, je comptais quand même pas dormir, alors... Pourquoi pas. Conduis-nous jusque l'endroit que tu veux, je crois que j'ai pas assez d'énergie dans le corps pour avoir de bons réflexes, tu dis avec un petit rire.

Mais ça devrait pas être comme ça. Tes sens sont aussi moins aiguisés à cause de l'alcool et ses ravages, puis malgré ton job, t'as de plus en plus dur à te dire de sauver les autres, de résoudre leurs problèmes, alors que toi-même tu en sais pas quoi faire de ton existence. Mais, malgré ça, tu t'approches de ton amie, attendant son signal pour que vous décolliez vers votre sortie thé.

-C'est pas grave. J'imagine que nous sommes tous à un stade ou... On est un peu trop occupé, même pour soi-même, tu dis avec un petit rire. Non, tu me déranges pas, sinon je crois que j'aurai directement fait demi-tour, tu souris avec amusement.

Tu peux pas blâmer les gens pour des erreurs que t'as fait aussi. Après tout, t'es la première à avoir voulu t'éloigner du monde entier, et c'est quelque chose que t'as très bien réussi. Du jour au lendemain, Natasha Sorensen a été uniquement connue pour son uniforme de flic, et rien d'autre. Enfin, si : on peut te compter comme un pilier de bar, mais c'est pas le meilleur titre.

T'as un petit sourire en coin, amère, quand elle te parle de lui raconter ce qui s'est passé en un an et demi. Tellement de choses et peu de choses à la fois, tu songes. T'as vu ta vie, peu à peu, se désagréger devant toi, sans que tu veuilles faire quelque chose. Non, voir tout qui s'effondre, ça t'a bien convenu.

Sans émettre une quelconque protestation, tu te laisses embarquer par Luca, qui a l'air bien plus emballé que toi. Oh, t'es contente qu'elle montre autant de motivation pour une cause perdue comme toi, mais comme dit, tu es une cause perdue : tout est dans le concept. Tu penses sincèrement qu'elle perd son temps avec toi, mais si ça peut lui permettre d'avoir la conscience tranquille.

-C'est à cause de la vieillesse, c'est bien connu que quand on dépasse les 35 ans, on commence à perdre la mémoire, tu rajoutes ironiquement. Ouais, t'as un peu l'impression que depuis que t'as dépassé cette tranche d'âge, t'es rangée dans la catégorie "vieux", alors que tu t'en sors quand même mieux que d'autres de ton âge. Tu regardes la brune, tu arques un sourcil face à ce silence. Oh, c'est à toi de parler. Bien, génial, tu dois combler le silence avec des paroles très joyeuses. Y a pas grand chose à dire, dans le fond. J'ai divorcé, on a pas pu supporter de vivre ensemble après... Après l'accouchement. Je suis majoritairement au travail, l'avantage d'être flic, c'est que le crime ne s'arrête jamais. Le reste du temps, je le passe comme je peux, tu hausses les épaules. Et toi ? J'imagine que ça doit être un peu plus palpitant, non ?