AND THE STREETLIGHTS, LIGHT UP ft. noah & romy
D'un coup de main ferme mais distrait, Romy brossa ses cheveux déjà impeccables. Si sa toison avait probablement déjà atteint le paroxysme de son arrangement, ce n'était pas pour en améliorer la disposition que Romy continuait de se coiffer. Face à son miroir, ses yeux vitreux fixaient un reflet éteint, absent, perdu dans des pensées que son regard ne trahissait pas. Elle se savait seule et relativement et en avance, et se permettait donc cet égarement dont il s'avérait qu'elle avait du mal à sortir. Mille et un électrochocs synaptiques agitaient ses neurones de pensées simples et concises, mais leurs répercussions s'avéraient bien plus tentaculaires. Elle tentait de démêler leur arborescence complexe comme elle aurait démêlé une chevelure rebelle: à coups de brosse répétitifs. Aussi se trouvait-elle plantée sur son tabouret, incapable de cesser son activité tant qu'elle n'aurait pas compris si elle était triste, heureuse, ou qu'elle n'aurait pas accepté d'admettre qu'elle était confuse.
Depuis qu'elle était enfant, Romy s'était imaginée tenant dans ses poings frêles et méticuleusement serrés la traîne de Noah. Plusieurs fois, les petites filles s'étaient à tour de rôle posé un châle sur le visage, le laissant tomber derrière elles à la manière d'un voile de
mariée. Oui, un jour, elles se marieraient. Comme le faisaient toutes les petites filles devenues grandes. Elles épouseraient l'homme qui les comblerait -car elles n'étaient autorisées à rêver à aucun autre être pour les combler. Elles épouseraient un Prince, en feraient un roi. A défaut elles se contenteraient d'un héritier. Il serait croyant, en tout état de cause. Et charmant, si Dieu le voulait.
A cette nostalgie enfantine se mêlait une joie indicible de savoir que Noah avait accompli ce rêve d'une vie -ou presque. Dans quelques mois, elle serait Madame Lui. Madame l'Autre. Elle commencerait son fabuleux voyage marital et donc, en quelque sorte, sa vie. Elle deviendrait mère. Elle accomplirait tout ce qu'il y avait à accomplir en ce monde. Si le propos aurait dérangé le féminisme le plus timide, il était une naïveté chez Romy qui la gardait encore de faire preuve d'un quelconque esprit critique envers la vie qu'on lui avait -et qu'elle s'était promise. Pour elle, il ne s'agissait que d'une merveilleuse étape de reconnaissance par le Seigneur d'un amour profond et, maintenant, légitime.
Cette tendre bienveillance se muait en excitation profonde à l'idée que c'était elle, Romy McFarlane, qui tiendrait la véritable traîne de sa meilleure amie. Pas le vieux chiffon utilisé lorsque l'écharpe de sa mère était au lavage. Pas l'écharpe d'un blanc immaculé qui ne faisait pourtant pas illusion. Elle serait là pour le
vrai tissu, pour le
vrai jour, pour le
seul jour. C'était un honneur qu'elle avait toujours légitimement espéré avoir, mais sa concrétisation éveillait en elle une fierté qu'elle estimait si pure, qu'elle ne s'employait même pas à la dissimuler.
Et puis il y avait le regret. La honte, l'anxiété. Le calendrier avait bien averti Romy qu'il
était temps, rien ne le lui criait comme le fait de voir son amie la plus proche franchir le pas. Où en était-elle, elle, au juste? Quel voile donnait-elle à tenir? Vers quel autel projetait-elle de s'avancer? Il n'y avait à l'horizon ni prêtre, ni pièce montée, ni même seulement de figure masculine qui endosserait le rôle du futur-fiancé. Elle n'en était pas là. Elle en était si loin. Elle était si loin.
La mine placide de la rouquine contrastait avec le tourment qu'elle seule savait. Il bouillonnait en elle au point d'avoir rendu ses mouvements plus saccadés, toujours aussi lents mais plus énergiques, décharnés, et les picots pourtant mous de la brosse semblaient maintenant lui transpercer le crâne d'un mal qu'elle savait psychologique. C'est la douleur qui la fit s'arrêter. Elle déposa la brosse sur le rebord de la coiffeuse, à côté du petit réveil qui acheva de la ramener à la réalité. Elle avait le retard en horreur -le sien plus encore que celui des autres- et il était donc temps pour elle de franchir le seuil de sa porte en direction du centre commercial.
Sur le chemin, elle s'efforça de se représenter Noah, accompagnée de son mari, heureuse comme elle supposait qu'elle allait l'être. Elle devait se montrer exemplaire et positive afin de ne transmettre aucune espèce de stress à la mariée. Cette dernière lui avait d'ailleurs récemment semblé distraite, absente -physiquement, même, puisqu'elle s'était évaporée quelques heures durant sa propre soirée d'enterrement de vie de jeune fille. Romy prit note de lui en toucher un mot.
En arrivant sur place, Romy trouva Noah attablée à la boutique où elles avaient rendez-vous, notant sa ponctualité. Cela ne manqua pas de faire poindre un fier sourire sur les lèvres de l'organisée Romy, qui prit place en face d'elle en commandant un thé.
« ça va très bien, et toi? » Articula-t-elle sans trop mentir, puisqu'elle avait eu le temps de s'aérer les esprits. D'ailleurs, le seul fait de voir Noah avait un effet rassurant sur ses agitations. Lorgnant sur les quatre gâteaux qui trônaient devant elle, Romy écouta sa meilleure amie sans lever le regard.
« Pour le retour on fait comment? Je roule et tu me pousses? » articula-t-elle d'un ton monotone, les yeux pourtant écarquillés, comme si elle s'interrogeait réellement sur sa capacité à marcher après avoir ingurgité une telle quantité de nourriture.
« Mais il faut bien ça pour la meilleure des mariées: le meilleur des gâteaux! » Les traits plus détendus, Romy offrit un sourire sincère et amusé à sa meilleure amie. Elle pensait de tout son cœur qu'elle était l'une des meilleures personnes sur cette terre, à tout point de vue. Elle n'était pas la seule à s'en être rendu compte, puisque maintenant quelqu'un voulait l'épouser.
« Ce sera une grand étape, d'avoir trouvé ton gâteau! Je pense qu'on est dans les temps mais j'espère que tu n'es pas trop stressée? » s'enquit-elle pour amener plus ou moins subtilement le sujet de sa disparition lors de la soirée. Elle aurait tout le loisir de lui en parler directement plus tard, mais pour l'instant, elle voulait connaître l'état d'esprit dans lequel se trouvait Noah. Après tout, la préparation d'un mariage n'était pas de tout repos...