Ma journée n'avait rien eu de super excitant. J'étais limite restée huit heures, les bras croisés, attendant impatiemment que quelqu'un daigne venir, ou simplement répondre par mail à mes invitations pour la soirée du lendemain, que nous avions organisée pour récolter des fonds. Et j'étais réellement effrayée. Je ne pensais pas que nous réussirions à récolter des fonds suffisants pour ce que nous avions prévu, c'est à dire, repartir en mission, pour certains bénévoles, aller construire des écoles dans les pays défavorisés.
Il était à peine dix sept heures trente, mais je m'en fichais, j'avais besoin de prendre l'air. Diriger une association humanitaire, quand j'étais toute seule et que mes "associés" n'étaient pas là, c'était un boulot monstre. D'autant que nous n'étions pas rémunérés de la même façon que si nous travaillions en bureau. Nous étions avant tout des bénévoles, des volontaires, bref des gens qui donnaient surtout de leur temps sans forcément attendre d'avoir une paie en retour, ce qui, autant le dire, ne me facilitait pas la tâche pour vivre. C'était d'ailleurs pour cette raison que j'avais préféré choisir la colocation. Le chèque à verser chaque mois était toujours moins élevé que de vivre toute seule.
J'étais donc partie, l'âme dans les chaussettes, au bar du centre ville, le Johnny's. Je n'avais pas encore eu l'occasion d'y aller, surtout depuis que j'étais rentée de mission, mais on m'en avait tellement parlé au boulot, que c'était le seul endroit où mes pieds voulurent me conduire.
Je m'installais donc au comptoir, perdues dans mes pensées. « Un café s'il vous plaît! »

Aller dans un bar, même en fin de journée, ce n'était pas vraiment mon genre. Seulement, je ne me préoccupais plus vraiment de ce qui ressemblait à qui j'étais en temps normal, tant j'étais fatiguée. Puis je n'avais pas vraiment de comptes à rendre à quelqu'un, alors peu m'importait qu'on me voit là. Ce n'était pas ma réputation qui en pâtirait, puisque je n'étais prête qu'à commander un café. J'estimais avoir largement passé l'âge de me retrouver le soir après une journée, avec mes copines en essayant de gratter une bière alors que je n'étais pas majeure. Puis je n'avais jamais vraiment eu de copines. Ou du moins pas suffisamment pour mettre ce mot là au pluriel.
J'étais fatiguée, et la journée ne se finissait pas encore. Je savais très bien que, comme chaque soir en rentrant, je risquerais de me prendre la tête avec un de mes deux colocataires. C'était toujours ça. Ils étaient adorables. Je les adorais. Mais il était totalement impossible qu'une futilité ne nous fasse pas nous prendre la tête pour trois fois rien. Et c'était agaçant, et encore plus exhaustant que la journée écoulée. C'est pourquoi je préférais prendre un café. Ce serait sans doute moi qui serait le plus sur les nerfs cette fois, mais je m'en moquais. Je regardais vaguement la serveuse, sans réellement la voir, toujours dans mes pensées et lui souris. « Merci beaucoup. » Je versais beaucoup trop de sucre dans mon café pour appeler ça un café, habitude que j'avais toujours eue lorsque, petite, j'avais bu mon premier café sous les yeux ébahis de mes parents. Je bus une gorgée de ma tasse avant de la poser et de subitement sortir de mes pensées, comme si le nectar noir avait réussi à chasser le brouillard épais de fatigue qui m'avait enveloppée jusque là. Les yeux baissés, je souris. Son café était vraiment bon, il fallait que je lui dise. Levant les yeux, alors que j'avais ouvert la bouche pour lui lancer mon compliment, mon cerveau stoppa plus vite mon geste que ce que je m'en rendis compte. Je n'en revenais pas. Était-ce réellement possible? « Ge... Gemma? »

Je devais avouer que, depuis que j'étais partie en mission humanitaire, j'avais perdu le contact avec quasiment toutes les personnes que je connaissais, bien que j'avais commencé ce "mouvement" plusieurs années auparavant. Les gens avec qui j'avais arrêté de communiqué pendant mon voyage avaient apparemment compris que je n'avais pas eu le temps de garder le contact avec tout ce que nous avions à faire, Luna et moi. Je me doutais bien qu'il y aurait quelques personnes qui n'auraient pas compris, mais comme je ne gardais pas vraiment de gens dans mes contacts en dehors de ma famille qui signifiait bien trop pour moi, je ne m'en formalisais pas plus que ça.
Je ne connaissais donc pas beaucoup, voire pas du tout, de monde à la Nouvelle-Orléans, excepté mes frères et soeurs. Et là encore les choses étaient difficiles: la moitié comprenait mon départ ou s'en fichait, tandis que l'autre -et je pensais principalement à Lana qui me tenait rancune de mon départ que j'avais volontairement tu pour ne pas qu'on m'en empêche- ne voulait quasiment plus m'adresser la parole. Belle famille!
C'était donc pour cette raison, en me trompant légèrement, qu'à ce café, mes yeux finirent par s'écarquiller quand elle me reconnut. Gemma. Nous nous étions bien amusées au temps du lycée. Elle faisait d'ailleurs partie des quelques amis que j'avais à l'époque, et qui acceptaient mon obsession pour la famille, d'autant que la mienne était particulièrement nombreuse. Car j'avais tout au sein de celle ci: des amis, des confidents, et, bien malgré moi, des ennemis.
Je lui souris en la regardant. Le temps n'avait pas vraiment eu d'effet sur elle. Elle était toujours aussi belle et son visage était toujours aussi doux. Mon enthousiasme me dépassa. « Oh mon dieu! Je suis tellement contente de te revoir! Ca fait combien d'années? oh j'y crois pas! Comment vas-tu ?! »

Revoir Gemma avait ce côté fabuleux, qui m'échappait un peu, mais qui me ravissait au plus haut point. J'avais l'impression de me retrouver quelques années plus tôt, au lycée du coin, à ses côtés. Peu de choses avaient changées. En tout cas, physiquement, elle restait la même. Juste ce que nous faisions actuellement de nos vies différait, et la distance que cela avait mis, en plus des années sans se revoir.
Pour être totalement honnête, jamais je n'aurais imaginé la voir derrière un bar. Je l'aurais plutôt vu avocate, directrice... Non pas que le bar n'était pas suffisamment bien comme job, puisque c'était un moyen comme un autre de survivre -étant bénévole, excepté la fortune familiale, je ne gagnais vraiment pas grand chose.
J'avais envie de la serrer dans mes bras, sachant pertinemment que lui dire qu'elle m'avait manqué ne serait pas suffisant pour exprimer ce qui l'en était d'une de mes rares amies, ma famille étant au centre de ma vie plus que n'importe quoi d'autre, malgré les emmerdes que ça m'apportait aussi. D'ailleurs c'était quelque chose que Gemma, contrairement à d'autres, avait toujours fini par comprendre. « Pardon... Tu m'as manqué énormément aussi! » Je rougis. Lui demander combien d'années cela faisait n'était pas des plus judicieux, d'autant que c'était moi qui avais fini par m'éloigner d'un peu tout le monde. « Ça va ! La vie est un peu plus compliqué que la dernière fois qu'on s'est croisées, mais c'est un lot qu'on prend en vieillissant... alors on finit par s'y faire! » Je ris de ma phrase, que je trouvais, après coup, totalement absurde.