Ecouteur dans une oreille, je fredonne une des nouvelles chansons du groupe que j’ai enregistré pendant une répétition (comme toutes les autres à vrai dire) pour l’apprendre plus facilement. Hochant la tête au son de la musique par moment, je regarde si Eli reste bien accroché au caddy pour être sûr de ne pas le perdre en cours de route. Je l’aime, c’est indéniable, mais parfois avec lui, c’est comme d’être avec un enfant de quatre ans qui ignore les dangers du monde. S’il n’avait pas sa carrure un peu impressionnante mêlée à son regard de tueur, il se ferait bouffer tout cru et par bien des personnes. Eliott a beau être l’aîné, j’ai toujours été le responsable de nous deux. Ça ne m’a jamais gâché la vie pour autant, il faut l’avouer. « T’es une madame ou un monsieur ? » Je m’arrête à côté d’une petite tête rousse qui me fixe avec des grands yeux. Ma paillasse blonde en perturbe plus d’un à vrai dire. « Je suis un ogre mangeur d’enfant en fait ! » « Aaaaaah. » Elle part en courant se réfugier dans les jupes de sa mère et je hausse les épaules d’un air innocent en faisant mine de ne pas savoir ce que j’ai fait avant de poursuivre mon chemin. J’adore les mômes pourtant, mais pas ceux qui disent les choses comme ça. Sauf que j’ai perdu ma moitié. « Eli ? » Je soupire doucement avant d’embarquer le caddy d’une main et d’avancer dans les rayons pour le trouver dans le coin des livres, perdu dans ses pensées, comme toujours. Je m’arrête à ses côtés en souriant un peu. « Tu sais qu’on passe par-là que quand on a fini le reste des courses non ? » Chaque semaine, je lui achète un nouvel ouvrage parce que je sais qu’il aime ça, mais je n’aime pas quand il me fait faux bond comme ça. Malgré tout, je garde mon attitude de bisounours. « J’allais te demander ce que tu veux manger… » Je regarde le livre qu’il a en main avant de pencher ma tête sur le côté. « Tu veux celui-là ? Pourtant, c’est la semaine des extraterrestres, pas celle des dinos. » Je souris quand même avant de regarder le chariot encore vide et de faire la moue doucement. « On fait une pizza ce soir ? Bien grosse avec du poulet piquant, des légumes, et du maxi-fromage ! »

J'écoutais d'une oreille les fredonnements de Jesse, balançant ma tête en rythme dans des mouvement quasi imperceptibles, tout en laissant mes yeux parcourir les rayons et les gens qui défilaient autour de nous. Qu'est-ce qu'on devrait manger, ce soir ? Hm... Je suivais sagement mon frangin et m'arrêtais en même temps que lui lorsqu'une petite fille lui adressa la parole, mais dans un geste malencontreux de la tête, mon regard se retrouva nez à nez avec la zone de lecture au fond de l'allée. Tiens. Est-ce qu'ils avaient la nouvelle édition du bouquin que je voulais ? Il faudrait que je pense à aller acheter le prochain numéro de la revue scientifique concernant les ossements retrouvés en Angleterre récemment, il parait que de nouvelles choses avaient encore été découvertes au niveau chimique. D'ailleurs, j'avais hâte que le prochain Jurassic Park soit au cinéma, même si je l'attendais au tournant... ah, ben voila, le temps de réfléchir à tout ça, je me retrouvais déjà à feuilleter un ouvrage qui ne m'était pas familier, histoire de vérifier quelle était la table des matière. « Tu sais qu’on passe par-là que quand on a fini le reste des courses non ? » Je levais doucement les yeux sur Jesse et soupirais un peu en initiant un geste pour reposer le livre. Lisez un 'je suis désolé' dans ce comportement. « J’allais te demander ce que tu veux manger… Tu veux celui-là ? Pourtant, c’est la semaine des extraterrestres, pas celle des dinos. » Je clignais des yeux, sans changer d'expression faciale, plutôt enthousiaste à l'intérieur de moi. Ma petite voix s'éleva finalement. « Il n'est pas à jour, c'est stupide de le mettre encore en vente alors que c'est scientifiquement inexact. Je crois que j'irais voir à la bibliothèque... » Je finis tout de même par lui sourire avant qu'il n'aborde le sujet de la nourriture. Pizza... oh, oui alors ! Cela faisait un moment qu'on n'en avait pas eu parce qu'il fallait privilégier les fibres, mais à l'idée du fromage coulant, j'eus quelque peu l'eau à la bouche. Revenant a la réalité, j'attrapais à nouveau le caddie et nous dirigeais instinctivement vers les rayons concernés par notre souper, puis, une fois devant le poulet, l'évidence-même que nous avions oublié quelque chose me sauta aux yeux après un court raisonnement logique de la volaille aux lézards. « Il faut des asticots. » Pas pour la pizza, hein. Je me tournais à nouveau vers Jesse. « Je crois que les geckos ont plus rien. »

« Il n'est pas à jour, c'est stupide de le mettre encore en vente alors que c'est scientifiquement inexact. Je crois que j'irais voir à la bibliothèque... » Lui et ses exactitudes. Parfois, je me demande comment il fait. Je suis incapable de me souvenir de tout ce que je dois faire sur une journée si je ne me mets pas de notes un peu partout ou encore des rappels. Malgré mon air débrouillard, je suis le premier à faire cramer la nourriture parce que je l’aurai oublié sur le coin du feu. C’est sans doute pour ça que je n’ai jamais aimé l’école ou les études et si j’essaye l’architecture, c’est uniquement dans le but d’avoir un métier potentiellement stable pour plus tard même si je ne me vois pas faire ça de ma vie. Etre musicien, ça, c’est un rêve qui n’a pas de prix comme de voir son visage qui s’illumine au mot : pizza. Je sais qu’on fait tout pour manger équilibrer parce que c’est autant important pour lui que pour moi et mes muscles (ou mes cheveux…) mais un peu de junk food de temps en temps, ça ne va pas nous tuer ! Après tout, on a échappé à la malédiction des Kang, c’est qu’on est pas si mal fait. Je le laisse diriger le caddie vers les rayons appropriés et je prends du poulet avec d’autres viandes. « Il faut des asticots. Je crois que les geckos ont plus rien. » Je hoche ma tête doucement avant de lui sourire un peu. « C’est vrai, j’ai failli oublier. On passera par le rayon pèche avant de partir. » Je pose les choses dans le chariot avant d’aller aux légumes et faire de même, essayant de prévoir les repas de la semaine dans ma tête et ce dont nous auront besoin pour nous nourrir comme des hommes de Cro-Magnon modernes. J’attrape des biscuits, de la glace, des fruits et du chocolat avant de repasser vers les livres. « Prends-en un si tu veux. » Pour ma part, j’attrape un cahier de partitions vierges, le mien étant rempli, encore une fois, bien trop rapidement. « Tu veux faire quoi ce soir ? T’as plus d’examen, tu veux regarder un film ? » Je l’observe avant de l’attirer contre moi pour lui éviter de se faire rentrer dedans par un malabar. « Tu vas bien ? » Trop protecteur… Un jour, il faudra que j’apprenne à le laisser agir comme un adulte.

Je suivis sagement mon frangin à travers les rayons, calculant de tête et sans difficultés le total de la facture au fur et à mesure que lui ou moi prenions quelque chose sur un étalage, puis, nous nous revenions finalement au rayon papeterie et compagnie pour que Jesse puisse se munir d'un cahier de partitions. Pour ma part, je crois que je n'avais besoin de rien. Ca m'avait un peu énervé de voir qu'on mentait aux clients en leur vendant des trucs obsolètes, même si bon, je savais que publier un livre en étant à jour avec les recherches actuelles, ça prenait du temps. En ce sens-là, il était carrément impossible de suivre le rythme réel des avancées théories et empiriques et pour cette raison-là, je ne pouvais pas en vouloir aux grands magasins. Après un petit instant de réflexion, je finis donc par me diriger vers les manga pour acheter la suite de Code Geass. « On en est a 37,56$. » Je levais le regard sur mon blond pour échanger un air entendu avec lui concernant le fait qu'on était dans notre budget, puis m'étirais légèrement la nuque. Hm... ce que je voulais faire ce soir ? Le truc pratique, lorsque vous posiez cette question à une personne comme moi, c'est que je n'allais jamais vous répondre, 'je sais pas... et toi ?' par souci de conventions sociales. J'avais appris à interagir plus ou moins correctement lorsque je ne me murais pas dans mon silence, c'est vrai, mais dans ma tête, tout ou presque se passait au premier degré... en cela, je n'étais donc pas vraiment une personne subtile. Par exemple, quand on me posait une question ouverte de ce genre, jamais n'allais-je y voir un 'je te demande cela alors que j'ai moi-même une idée en tête, mais je suis trop gêné pour la proposer... alors essaye de le deviner dans mes yeux et retourne-moi ma propre question'. Non, c'était juste « qu'est-ce que tu veux faire ce soir ? », un point c'est tout. M'enfin, voila, Jesse savait qui j'étais et avec lui, la communication se passait bien à ce niveau-là. Ah, j'aimais vraiment beaucoup mon frère, il était chouette... j'espérais sincèrement que sa passion pour la musique pourrait l'emmener quelque part. « On peut regarder Inception, ça te plairait. » Et non pas 'ça te plairait, je crois', parce que j'en étais quasi certain. Je connaissais ses goûts et ses aversions, donc selon mes calculs, la probabilité pour qu'il apprécie ce film de Chris Nolan était d'environ 85%. 60 à 70%, si on prenait en compte une éventuelle fatigue de sa part ou une inspiration musicale qui le déconcentrerait. Dans tous les cas, ça restait une bonne affaire pour tous les deux, j'en convenais.

Avec tout ça, je n'avais même pas remarqué le type qui avait manqué de me rentrer dedans et heureusement que Jesse était là, parce que l'équilibre et moi... « Comment a-t-il pu ne pas me voir ? » C'était pas logique. Ou alors, il m'avait vu, mais ne voulait pas dévier sa trajectoire quand même, ce qui aurait vraiment été très malpoli. Je fronçais donc un peu les sourcils à cette pensée, tout en tournant la tête vers le type, puis me reconcentrais sur mon frangin pour le remercier en silence. Sans plus attendre, nous nous dirigeâmes alors vers les caisses, mais en cours de route, un couple entra dans mon champ de vision. Au vu de l'apparence de la nana, j'aurais pu parier qu'elle était malade... ce qui me fit penser à nos parents qui avaient du préparer une fillette de dix ans pour un enterrement, il y a quelques jours. Triste. Oh, je ne dis pas que cette femme-là allait mourir, je ne pouvais pas le savoir simplement en la regardant, mais mon cerveau avait simplement fait un lien entre les deux. « Jesse, tu n'as toujours pas de petite-amie ? »

« On en est à 37,56$. » Je regarde le manga qu’il a dans les mains avant de sourire faiblement lorsqu’il me sort le prix exact de nos commissions du jour. Parfois, j’aimerai avoir son super cerveau. J’ai l’impression que tous les Kang ont un super cerveau, sauf Levi et moi à vrai dire. Enfin tous… Pas vraiment non, du moins, je parle surtout pour les petits-enfants, mais quand je vois Eli avec ses aptitudes de fou, Toma avec son doctorat en océanographie et Kay avec son master en sciences économiques et gestions, ça m’en donne mal au crâne. Je ne suis pas comme ça, je n’ai jamais été comme ça et je ne le serai sans doute jamais. Je fais le minimum syndical en architecture, non pas parce que je suis nul, mais parce que ça ne m’a jamais botté d’étudier. J’ai une mémoire auditive, c’est sans doute pour ça que je fais un bon musicien, mais un piètre élève. J’essaye de me concentrer sur mon frère après ça et sur ce qu’on pourrait faire ce soir. Techniquement, ce n’est pas une mince affaire de lui demander, mais j’essaye par la même occasion de le sociabiliser un peu plus et aussi, de faire quelque chose qui pourrait réellement lui plaire, autrement, je resterai glué sur ma chaise de bureau avec ma guitare en main et lui dans un coin avec ses bouquins et même si on est ensemble d’une certaine façon en faisant ça, j’aime aussi qu’on fasse vraiment quelque chose tous les deux, en même temps autre que manger ou dormir. « On peut regarder Inception, ça te plairait. » Un maigre sourire en coin se dessine sur mon visage, pas spécialement à cause de ce qu’il propose, mais surtout de la façon dont il le dit : te plairait. Il me connait, il sait parfaitement ce qui peut m’intriguer ou me passionner, alors s’il le dit, je sais que le film sera un bon moment. La bouffe pour Litchi et mango en main, nous poursuivons notre chemin.

Et de justesse, nous évitons une catastrophe. Eliott et son sens de l’équilibre, on pourrait en écrire des tartines dessus, mais surtout, des pamphlets tant il est mauvais. « Comment a-t-il pu ne pas me voir ? » « Je dirais plutôt qu’il n’avait pas envie d’esquiver… » Je n’aime pas me faire remarquer et heureusement qu’Eli n’est pas à terre, sinon, je me serai retourné sans ménagement sous l’impulsion. Je déteste les gens comme ça. Toma s’est souvent amusé à le faire en mode : Oups, désolé, et la famille, malheureusement on y touche pas, mais du coup, je les connais bien les chieurs faussement aveugles. Arrivé à la caisse, je sors mon porte-monnaie pour prendre la somme qu’Eli m’a annoncé un peu plutôt à quelques centimes près, habitude de longue date pour lui montrer, comme toujours, que je lui fais confiance. « Jesse, tu n'as toujours pas de petite-amie ? » Et là… Je manque de m’étouffer avec ma salive. Heureusement que j’ai ma paillasse blonde pour m’aider à me cacher un peu, surtout qu’il dit ça devant la caissière et que…. J’ai les joues aussi rouges que des tomates bien mûres… « C’est que… » Je regarde la caissière le temps de lui donner l’argent avant de tout rempaqueter dans le gros sac acheté quelques semaines avant. « Tu sais, entre le groupe, les pompiers et les cours à domicile… » Je hausse les épaules, penaud. La vérité, c’est que même si j’attire quelques personnes, elles sont vites déçues par mon côté renfermé, peu bavard ou alors trop sarcastique sur les sujets sensibles. Et ça n’arrive pas que de temps en temps, mais constamment. Je prends la petite monnaie qu’on me rend avant de me remettre en route avec lui. « J’ai pas vraiment le temps j’imagine…. » Un bref soupir plus loin. « Même si en vrai, je suis juste pas assez bien pour les autres, c’est toujours rassurant de dire qu’on a juste pas le temps. » J’essaye de lui sourire un peu pour lui montrer que malgré tout, je ne suis pas malheureux.

Pourquoi rougissait-il comme ça, tout d'un coup ? J'avais dis quelque chose qu'il ne fallait pas ? Bien loin de modifier mon attitude neutre face à sa réaction de gêne que je n'avais tout simplement pas encore identifiée comme telle, je lui lançais un coup d'oeil juste en-dessous du niveau des yeux, ayant quelques soucis à lever le regard sur les pupilles des gens de manière générale, puis commençais à ranger les courses en attendant qu'il me réponde peut-être. Ou qu'il ne le fasse pas, remarquez... « C’est que… tu sais, entre le groupe, les pompiers et les cours à domicile… j’ai pas vraiment le temps j’imagine… » Oh, c'était donc ça le problème. Je m'apprêtais à proposer quelque chose pour résoudre cette situation, parce que j'avais vraiment envie que Jesse puisse profiter un peu de sa vie et que d'ailleurs, des filles (et un mec) m'avaient déjà demandé à plusieurs reprises de les mettre en contact, mais son complément final de réponse me déboussola un peu. « Même si en vrai, je suis juste pas assez bien pour les autres, c’est toujours rassurant de dire qu’on a juste pas le temps. » Comment ça, pas assez bien pour les autres ? Si on avait parlé de moi, j'aurais bien accepté le fait qu'on mette partiellement cette théorie sur la table parce que j'étais quand même un cas très à part et que j'en étais parfaitement conscient, c'était d'ailleurs écrit noir sur blanc dans les livres... mais lui, je le trouvais très sociable. En plus, il était beau comme garçon, même si avec ses cheveux actuels les gens ne pouvaient pas voir la véritable apparence de son visage fin et bien dessiné. Selon mes critères et les critères qu'on voyait dans les magasines ainsi que sur les panneaux de publicité, s'il changeait de coupe, les autres mecs de la famille ne feraient pas le poids. « C'est faux, t'es bien. » Je cherchais ensuite sur le parking quelqu'un qui pourrait confirmer ma théorie et repérais ainsi un homme à calvitie, en très clair surpoids, et qui se déplaçait sur une sorte de siège roulant motorisé avec ses courses tout en engueulant sa femme. TRES discrètement, je levais le bras pour le pointer du doigt au milieu de l'allée, afin que Jesse voit bien de qui je parlais. « Lui, il est pas terrible. » Je trouvais quelqu'un d'autre un peu plus loin. « Elle non plus. » Et c'était peut-être sans raison, mais ça me fit rire d'observer ces gens bizarres.

J’attrape le dernier sac de courses avant de remercier la caissière malgré son amabilité digne d’une porte de prison. J’essaye de rester poli au moins. Puis, mes yeux se posent sur Eli qui semble en grande, grande, grande réflexion et probablement sur ce que je viens de lui dire. Je fais une petite moue, des fois, j’aimerai savoir ce qui se passe dans son cerveau. Je me suis toujours imaginé que les éléments présents dans ses pensées gravitent autour de lui comme dans les films qui dépeignent des génies. Je ne sais pas si c’est vrai ou même humainement possible mais je crois que ça va bien à Eli. Lentement, mais sûrement, nos pas nous dirigent vers le parking et je regarde le sol, préoccupé par tout ça. « C'est faux, t'es bien. » Je redresse ma tête avant de l’entendre. « He ? » Il a des notions de beauté lui ? Non, je ne dis pas ça méchamment, mais, c’est rare quand il me parle de la beauté de quelque chose puisque c’est, comme il le dit lui-même, totalement subjectif en fonction des gens… Alors oui, je reste un peu sur le cul lorsqu’il me sort ça. « Merci… » Parce que bon, dans les cas-là, entre nous, je ne sais pas quoi dire. Pour le peu de fois que j’ai pu entendre quelqu’un me dire : t’es bien, ça ne m’a pas appris à savoir quoi répondre à ce genre de compliments. Une petite moue boudeuse s’installe sur mon visage alors qu’on se dirige vers notre petite voiture pour déposer les courses dans le coffre. « Lui, il est pas terrible. Elle non plus. » J’attrape son bras rapidement pour lui faire baisser. « Eli, faut pas faire ça ! » Et encore moins en disant ça, mais j’observe malgré tous les gens dont il me parle avant de voir mon reflet dans la vitre avant de soupirer longuement. Est-ce que je dois changer ? Je me suis toujours dit que c’était bien d’être différent dans notre société, que ça nous aide à affirmer notre identité ; mais en prenant un visuel plus homme, plus mature, est-ce que je garde mon identité propre ? Me mordant la lèvre, je soupire avant de voir un coiffeur pas loin. « Eli… » J’hésite un peu. « Il est temps que je change non… ? » Non en fait. « Rectification, que je m’assume plutôt ? » Je le regarde, je sais que ma chevelure et tout ça, c’est juste une façon de me cacher un peu plus. « Viens… » Je referme le coffre avant de l’entraîner avec moi de l’autre côté de la rue pour entrer dans le magasin et demander une coupe plus courte et une couleur noire. Autant le faire tant que j’en ai encore le courage.

« Eli, faut pas faire ça ! » Je soupirais un peu en rétractant ma main comme il me le demanda. « Désolé, j'oublie à chaque fois. » Et voici une nouvelle convention sociale qui n'avait pas de sens à mes yeux... en quoi était-ce un problème de montrer quelqu'un ou quelque chose a son interlocuteur ? Il paraît que ça gênait les gens... mais dans le fond, on pointait aussi les animaux du doigt, non ? Pourtant, c'était des êtres vivants comme vous et moi, mais personne ne leur demandait leur avis, à eux, supposant que ça ne les dérangeait pas qu'on les désigne de la sorte. Ah... c'était parfois trop compliqué de vivre dans cette société et ça me démoralisait sérieusement, certaines fois, lorsqu'on ne cherchait pas à comprendre ma logique « étrange » qui, dans le fond, était simplement non-biaisée par le phénomène de socialisation... j'avais systématiquement l'impression de me forcer à faire plein de choses qui n'étaient pas naturelles à mes yeux, alors que tous les autres semblaient assimiler les codes de comportement et de bienséance facilement, jusqu'à ce que ça fasse partie d'eux-même... et je le faisais juste pour ne pas paraître trop bizarre, alors que c'est le monde entier qui me semblait fou et contradictoire. Si tout le monde voyait les choses avec mes yeux, peut-être qu'on n'aurait pas autant de problèmes à vivre ensemble... et peut-être qu'on n'aurait pas acheté du poulet a mettre sur la pizza. Après tout... c'était un animal mort, non ? On mangeait donc du cadavre, ce qui était dégoûtant en soi.

Je m'étais donc perdu dans mes pensées lorsque la voix de Jesse me ramena à la réalité. « Eli… Il est temps que je change non… ? Rectification, que je m’assume plutôt ? » Je tournais les yeux vers lui pour le fixer curieusement. « Qu'est-ce que tu veux dire ? » Assumer quoi ? Changer quoi ? Qu'est-ce qu'il regardait ? Ce n'est que lorsqu'on se dirigea vers le coiffeur que je compris de quoi il voulait parler, ce qui me fit aussitôt un peu sourire de contentement. « Papa va sauter de joie. » Assurément. J'avais bien compris que la coupe de son fils et ses cheveux blonds n'étaient pas ce qu'il préférait, surtout quand il les attachait en couette pour faire du sport. Quand on pense à la grimace bizarre qu'il avait tiré le jour où Jess' était rentré avec ça sur la tête, y'a de quoi rire !

« Papa va sauter de joie. » « A vrai dire, je m’en fiche pas mal de ce que Papa peut bien penser pour ça. » Je n’ai jamais cherché son accord dans ce que je fais, du moment que je suis respectueux, il n’a pas vraiment son mot à dire. Première étape, le shampoing, ça va encore, c’est plutôt agréable en soi… Après, viens le moment de couper les cheveux, parce qu’elle préfère mettre la coloration sur la coupe finale. Okay, okay….. Je ferme les yeux instinctivement pour ne pas voir le carnage ou mon visage. Je n’ai aucune confiance en moi pour ça, qu’on s’entende bien. Je n’ai pas vraiment de confiance à vrai dire, sauf quand il s’agit d’être derrière ma guitare sur scène. Finalement, au bout d’un certain temps, la couleur se pose et je reste sans bouger avant de me tourner vers Eli. « Des fois, j’me demande comment ça sera notre vie dans dix ans. » Je bouge nerveusement le fauteuil de droite à gauche en utilisant mes jambes. « Si on vivra encore ensemble toi et moi, ou si on aura rencontré des personnes avec qui partager nos vies. » J’ai la… bêtise de croire que je trouverai quelqu’un, mais lui ? Est-ce que quelqu’un le comprendra assez pour l’aimer ? « Des fois, j’imagine que tu seras recruté par le gouvernement pour ton gros cerveau. » Je ris doucement avant de le fixer tendrement. « Mais je suis incapable d’imaginer mon avenir professionnel. » Ou si, j’aimerai être sur scène, mais je n’ai pas la gueule et le charisme pour en faire pleinement mon métier et être reconnu pour ça. Etre musicien, c’est compliqué si tu veux pouvoir avoir une vie de famille potable à côté. Mais en échange, je ne pense pas rester pompier pendant 40 ans ni même devenir architecte. Erf… quel connerie. Je tapote une mélodie que j’ai dans la tête du bout des doigts sur ma cuisse avant de fredonner l’air faiblement puis de partir pour rincer ma tronche. Que c’est long. Heureusement qu’Eliott est patient et qu’il sait facilement s’occuper en partant dans son univers. Au bout de presque une heure trente, me voilà face au miroir avec une nouvelle tête qui me perturbe pas mal, faut l’avouer. « J’ai vraiment une gueule de Kang…. » Je ressemble à Toma, c’est perturbant à vrai dire. Une fois la coiffeuse de payée, on sort de là ensemble et je ne peux m’empêcher de regarder mon reflet dans chaque vitre qu’on croise. « C’est vraiment changeant… » Pfiou… Après avoir retrouvé la voiture, puis notre appartement, je le laisse nourrir Litchi et Mango pendant que je prépare la pizza pour le repas, encore dérangé de ne pas avoir à m’attacher ma paillasse. Une heure plus tard, nous voilà vautré dans le canapé en train de manger devant Inception. « Et toi Eli, t’as personne qui te plait ? » Il ne m’a jamais parlé de quelqu’un comme ça, mais peut être qu’un miracle serait arrivé.

Pendant que la coiffeuse s'occupait de mon frère, je restais à observer ses moindres faits et gestes avec attention, sans vraiment me rendre compte qu'elle semblait être très mal à l'aise en raison du fait que ni Jesse ni moi ne prononcions un seul mot. Finalement, lorsque la touffe blonde de mon cadet tomba une bonne fois pour toutes, la jeune femme qui prenait soin de lui appliqua une teinture, puis s'éloigna rapidement pour aller faire autre chose. Ouah, ça faisait tout drôle de le voir avec le visage aussi dégagé, ça lui allait vraiment bien. « Des fois, j’me demande comment ça sera notre vie dans dix ans. Si on vivra encore ensemble toi et moi, ou si on aura rencontré des personnes avec qui partager nos vies. » Je tournais mon attention sur ses yeux à lui, réfléchissant activement à ça. Il n'était pas le seul à se poser ce genre de questions... « Des fois, j’imagine que tu seras recruté par le gouvernement pour ton gros cerveau. Mais je suis incapable d’imaginer mon avenir professionnel. » J'esquissais une petite grimace censée représenter un sourire pour répondre au sien. « Tu n'es pas un peu trop jeune pour te poser ce genre de questions, Jesse ? » Je soupirais et me passais une main dans les cheveux avant de me redresser enfin sur mon siège, laissant pour une fois mes épaules carrées s'étendre sur toute leur largeur. « On verra bien quand on y sera. Peut-être qu'un de nous deux tombera finalement malade et claquera avant que les dix ans soient passés, on en sait rien... mais ce serait quand même cool de pouvoir profiter un maximum de ce qu'on aime faire d'ici là. » Je crois que j'avais atteint mon quota de parole pour la journée, avec tout ça, et comme par hasard, la coiffeuse revint à ce moment-là pour emmener mon frère plus loin afin de terminer sa nouvelle coupe pendant que je me perdais dans la lecture de mon manga fraîchement acheté. Ah... et voila que Jess' revenait déjà sans que j'aie vu le temps passer. « Ouah. » « J’ai vraiment une gueule de Kang… » Je hochais la tête, puis me levais pour le suivre. « Tu es un dinosaure. » Finalement, nous sortîmes de là et rentrâmes rapidement chez nous pour que chacun se mette a ses tâches, avant de nous poser au salon, sur le canapé. C'était une bonne journée, vraiment, et je ne pouvais m'empêcher de laisser mes yeux faire des aller-retour entre l'écran de télévision et la nouvelle coupe de cheveux de Jesse, jusqu'à ce qu'il se tourne tout à coup aussi vers moi alors que j'avais les dents plantées dans ma tranche de pizza. « Et toi Eli, t’as personne qui te plait ? » Hum... ben... si. Mais pour le coup, je fis comme si sa question n'était pas parvenue a mes oreilles et mâchais tranquillement ma nourriture en me concentrant sur le film pendant approximativement une minute et trois secondes. « Une fille... elle a dit qu'elle réfléchirait pour ma proposition d'aller au cinéma ensemble, mais depuis ce jour-là, je crois qu'elle m'évite. » Je fronçais un peu les sourcils. « Ca veut dire non, hein ? Ca sert à rien que j'attende, c'est pas grave. » Après avoir secoué la tête, je reposais l'assiette. Faut pas croire que je n'avais pas de système émotionnel. Bien sûr que c'était blessant, bien sûr que ça me rendait triste de galérer autant pour me faire ne serait-ce que des amis qui ne me regarderaient pas trop de travers. Sans ma famille, sans Jesse, surtout, je crois que j'aurais réellement fait une dépression sévère durant mon adolescence à cause du manque de... je ne sais pas quoi chez les gens. « Hum... je viens de me souvenir que j'ai des devoir. Je rangerais la vaisselle après. » Après lui avoir offert un petit sourire, je me levais donc et partis dans ma chambre pour me concentrer sur mes livres. Avec toutes ses questions sur le futur... il avait fait remonter des trucs auxquels je n'aimais pas penser. Je sais que j'aurais du le laisser parler un peu plus et lui poser des questions pour chercher des solutions a ses hésitations à lui, mais j'étais pas à l'aise avec ça et je ne savais pas me forcer dans ces moments-là.