Une énième fois, Will vérifie l’heure sur l’écran de son smartphone. Ça fait presque vingt minutes qu’il est assis seul à une table dans le fond de ce bar plein à craquer, avec sa bouteille de bourbon hors de prix et pas une âme en vue pour venir lui tenir compagnie. Il faut dire que les regards noirs qu’il lance chaque fois qu’un pauvre innocent ose s’approcher n’aident pas à le rendre agréable. Une fois n’est pas coutume, le jeune chercheur est d’une humeur exécrable ce soir. Il considère cependant en avoir le droit puisque son rencard a presque trente minutes de retard. N’importe qui dans cette situation ressentirait la même chose, pas vrai ? N’importe qui se serait aussi donné la peine d’essayer de joindre ledit rencard, histoire de s’assurer qu’il n’est pas accidentellement mort sur la route entre son domicile et le lieu du rendez-vous, mais honnêtement… Will souhaite presque à Aiden d’être mort à l’heure qu’il est. C’est la seule raison pour laquelle il pourrait envisager de lui pardonner de lui avoir posé un lapin. C’est toujours la même histoire entre eux : un jour ils sont au Paradis à ne vivre que d’amour et d’eau fraîche et le jour suivant, l’un ou l’autre agit comme un enfoiré et vient tout gâcher. Pour une fois, Will est fier que ce ne soit pas lui qui ait le mauvais rôle. C’est-à-dire qu’il commence à vraiment s’y attacher, à son petit soldat bougon. Ok, en réalité il est complètement fou amoureux de ce type et il le déteste pour ça. Finalement, c’est une bonne chose qu’Aiden se soit permis de merder encore une fois, ça donne une parfaite excuse au jeune homme pour passer ses nerfs sur lui dès qu’il le reverra.

Ce ne sera pas pour ce soir, cela dit. Même si Aiden arrivait maintenant, c’est trop tard pour lui, Will a assez attendu. Il compte attendre encore un peu, mais est bien décidé à ajouter quelques accessoires à sa panoplie pour que le soldat comprenne immédiatement le message s’il avait le malheur de se présenter à un moment ou à un autre. Fort de cette décision prise sur un coup de tête, le jeune homme se sert un verre plein de bourbon et abandonne sa cachette pour se frayer un chemin au milieu de la foule. Il doit bien y avoir quelqu’un ici qu’il peut convaincre de lui tenir compagnie. Il se promène au hasard dans le bar une ou deux minutes avant de repérer la personne idéale : un homme comme il les aime, plus vieux que lui d’au moins dix ans, l’air parfaitement coincé et une moue qui démotiverait n’importe qui d’autre plaquée sur le visage. L’homme de ses rêves en somme, un challenge que Will compte relever sans mal, qu’importe que ce type soit gay ou pas d’ailleurs. Ça fait bien longtemps qu’il n’a pas changé la vie d’un hétéro, après tout, ça lui manquerait presque.

Cible verrouillée, c’est sans regarder ailleurs que dans sa direction que Will approche, parfaitement indifférent aux autres clients du bar qui pourraient se trouver sur son chemin. Il en bouscule plusieurs, puis celui de trop qui ne le prend pas avec autant de recul que les précédents. Il y a quelques éclats de voix, une insulte qui fuse et puis, le jeune homme est propulsé sur le côté. Dans sa tentative de ne pas finir écroulé par terre, son verre de bourbon vole et termine sa chute sur un autre type aux cheveux presque blancs entouré de sa cour qui le masse sagement en plein milieu du bar. La totalité du bourbon se renverse sur le garçon, le verre se brise sur le sol et à part quelques regards ébahis, il ne se passe rien. “Putain !” grogne Will. “Cette bouteille m’a coûté plus de 200 dollars, vieux !” Il s’adresse au blond qu’il observe de son habituel regard meurtrier, bien décidé à reporter toute la faute sur lui plutôt que d’accepter sa responsabilité dans ce drame. “Vous pouvez pas aller faire ça ailleurs, doit bien y avoir un hôtel miteux dans le coin où vous ne gênerez personne.”

Que la mauvaise foi évidente de Will lui attire l’antipathie d’un inconnu qu’il vient de disputer sans vraie raison n’est pas si étonnant. Ça lui arrive même un peu trop souvent, à vrai dire, signe incontestable qu’il faudrait peut-être qu’il revoit ses manières. Non, ce qu’il y a de surprenant ici, c’est que malgré l’accusation injuste dont il vient d’être la victime, et surtout les remarques plutôt désobligeante du brun, le type aux cheveux blancs semble prendre les choses avec un recul exceptionnel. Il se lance dans une petite tirade qui doit certainement avoir pour vocation d’impressionner son agresseur, ou au moins de l’encourager à rester à sa place, difficile à dire. Will arque un sourcil tandis qu’il observe le jeune homme de la tête aux pieds, à la recherche d’un signe extérieur de ce qui cloche à l’intérieur. Il ne sait même pas par où commencer, honnêtement. Il a même très envie de suivre le conseil avisé du cadet en allant voir ailleurs, mais réalise bien vite que ce pauvre crétin serait capable de prendre cela pour une victoire. “Oh, honey, tu sais, il n’y a rien de plus vulgaire qu’un type qui se vante de la taille de son compte en banque…” souffle-t-il plutôt, sur un ton égal tout juste assez condescendant. Il en sait déjà assez sur ce mec pour savoir qu’ils ne deviendront jamais amis, même vaguement. Et ce n’est même pas de l’arrogance de l’homme que lui vient cette certitude.

Ils pourraient en rester là, chacun a eu droit à sa petite démonstration d’ego, personne n’a réellement gagné parce que la compétition est trop ridicule pour être prise au sérieux, mais personne n’a perdu non plus. Ils pourraient reprendre leurs vies chacun de leur côté et tourner la page, mais ils ne le font pas, car pour une raison vraiment obscure, le blondinet croit sérieusement malin d’agacer encore un peu Will. Ce dernier lève les yeux au ciel à une autre tentative de tirer quelque chose de lui. “Vaut mieux être seul que mal accompagné.” rétorque-t-il en jetant un regard plein de sous-entendus sur les deux jeunes hommes qui jusqu’alors se traînaient aux pieds de leur… hum, maître ? Non pas que Will ait le moindre problème avec ces pratiques, loin de là, il est même complètement pour que chacun s’épanouisse comme il l’entend, mais là… Il y a un endroit et un temps pour tout et un lieu public qui n’est pas spécialisé dans ce domaine lui semble tout sauf approprié. C’est bien ça qu’il n’aime pas chez le blond : ce besoin d’en faire trop, d’en montrer trop, comme pour prouver qu’il est au-dessus de tout. Le genre de personne qu’on méprise de là d’où Will vient. Ce que sa mère appelle les parvenus, vulgaires dans leurs tentatives d’imiter ce qu’ils ne seront jamais vraiment malgré leurs efforts.

L’invitation tant redoutée tombe enfin, exaspérante. “Très bien, mon grand, c’était amusant pendant deux minutes, mais ça ne l’est plus tellement. Tu pourras toujours retenter ta chance quand tu auras gagné en maturité, d’ici là, je te souhaite une bonne soirée.” déclare-t-il, monotone, avant de tourner le dos au jeune homme. Il a perdu assez de temps avec ce gosse que de belles années de déconvenues attendent encore avant qu’il ne comprenne comment on attrape un plus gros poisson que soi-même. Toute cette soirée est un désastre et Will commence à se sentir sérieusement allergique à cette ville toute entière. Pourquoi n’a-t-il pas croisé un seul homme à peu près normal ici ? Il n’est peut-être pas le plus sympathique, ok, mais ça le désespère sérieusement de ne tomber que sur les dingues du coin. Au point qu’il n’a même plus envie d’aller voir l’homme qui est toujours assis seul au bar. Il se fraye quand même un chemin vers le comptoir, mais s’accoude seul dans un coin.